Experts en Management
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Pascale Levet, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3 et Rachel Beaujolin, Neoma Business School – Le 2 Février 2023
Depuis une vingtaine d’années, le 4 février marque la journée mondiale contre le cancer. Cette année, celle-ci intervient quelques jours après la prise de parole particulièrement remarquée du président-directeur général (PDG) de Publicis, Arthur Sadoun, qui a évoqué publiquement son cancer lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse.
Le patron français a lancé à cette occasion un « working with a cancer pledge », que l’on pourrait traduire par un « appel pour attirer l’attention les difficultés que les personnes confrontées à cancer rencontrent sur leur lieu de travail », en y associant d’autres dirigeants : ceux de Sanofi, L’Oréal, Meta, Pepsico…
Ces chefs d’entreprises puissantes s’engagent ainsi à lancer des initiatives luttant contre la stigmatisation des personnes touchées dans leurs entreprises. En désignant le cancer comme un « tabou », les dirigeants de ces grands groupes choisissent un angle d’attaque intéressant : ils (ré)interrogent la conception de la santé dans un monde du travail où il n’y a pas de place pour la maladie.
La question se pose en effet plus que jamais, après des années de progrès thérapeutique et à l’heure où les études épidémiologiques sur lesquelles s’appuie la Haute Autorité de Santé mettent en évidence une corrélation positive entre le fait de travailler et l’espérance de vie en santé cinq ans après un cancer.
Les recommandations cliniques vont en conséquence de plus en plus dans le sens de la poursuite de l’activité professionnelle (voir par exemple la recommandation « santé et maintien en emploi » de février 2019). Reste cependant un chantier important : celui de construire les conditions dans lesquelles le travail peut, de fait, constituer une ressource dans un parcours de santé.
Le risque de la désinsertion professionnelle reste actuellement très élevé : en France, les statistiques indiquent que près de 20 % des personnes ne sont plus en emploi 5 ans après la survenue d’un cancer). En effet, plus de 70 % des entreprises estiment avoir des difficultés à gérer le retour après un cancer (Institut universitaire de Toulouse).
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En France, dans l’entreprise, le « traitement » de la maladie est d’abord juridique : c’est l’arrêt de travail. Pour autant, les études disponibles ne signalent pas de tabou ; pour preuve : entre 83 % (enquête BVA/Institut national du cancer (INCa) de 2022) à 88 % des salariés ont parlé de leur maladie dans leur entreprise (enquête du Centre de cancérologie Léon Bérard à Lyon de 2018), à leurs managers et collègues en priorité. D’immenses progrès ont été réalisés dans ce domaine.
Alors, ce que le « working with cancer pledge » désigne comme un tabou – le cancer – ne serait-il pas plutôt un impensé : rendre possible, soutenable, le travail avec ou après un cancer ? Ce léger déplacement dans la formulation du plaidoyer en change pourtant la perspective : le problème n’est plus tant la personne ayant (eu) un cancer que la situation professionnelle qu’elle peut (re)trouver avec ou après la maladie.
L’objet de l’attention se déporte : il s’agit moins de « faire bouger » la personne (la remobiliser, lui redonner confiance, etc.) que de faire bouger sa situation professionnelle : trouver des marges de manœuvre, imaginer que le régime de performance attendu puisse bouger, que des « horaires en confiance » puissent permettre de faire coïncider mieux la variabilité de la capacité productive d’un jour à l’autre avec les exigences de l’activité, s’appuyer sur le collectif de travail, etc.
En France, le cadre de référence disponible pour tenter de répondre à cette question est structuré aux intersections de plusieurs champs, dans le cadre du handicap et de l’obligation d’emploi, dans le cadre de la santé au travail et de la prévention de la désinsertion : il concerne donc quantité d’acteurs différents qui n’ont ni les mêmes enjeux, ni les mêmes intérêts, ni parfois encore les mêmes normes pour aborder ces problèmes.
Chacun est d’accord pour dire que la santé n’est pas l’absence de maladie… mais il est difficile pour les salariés concernés par le cancer, pour leur entourage professionnel et leur employeur, de se frayer un parcours souple et sécurisé pour concilier travail et maladie.
Par exemple, après un diagnostic de cancer du sein, seulement une minorité de femmes (45,3 %) respecte le schéma « classique » de l’arrêt long suivi d’une reprise unique. En effet, 17,2 % des femmes n’ont pas d’arrêt et plus d’un tiers (37,5 %) cumulent plusieurs arrêts et reprises. Le temps partiel thérapeutique, prescrit dans la moitié des cas, ne parvient pas toujours à constituer une solution satisfaisante ; les retours d’expérience travaillés au cours de nos recherches sont éloquents, celui-ci par exemple :
« C’est usant de laisser ce qu’on faisait en plan… En fait, le mi-temps ne m’aidait pas vraiment, ça débordait. En une demi-journée, on ne fait pas la moitié de ce qu’on fait en journée, ce n’est pas vrai ».
Ces réalités invitent ainsi à explorer d’autres modalités de conciliation du travail et de la santé ; sur ce point, une résolution récente de la stratégie décennale de l’Institut national du cancer 2021-2030 (INCa) a été consacrée à l’élargissement du temps partiel thérapeutique. C’est une voie concrète pour innover et mieux coller aux conditions d’un travail en santé.
Des pratiques remarquables, étudiées lors de nos recherches dans le cadre d’expérimentations menées en environnement réel avec des salariés ayant (eu) un cancer et les entreprises qui les emploient, ouvrent d’autres pistes. En bousculant les cadres en vigueur, celles-ci cherchent à sécuriser des accommodements de travail flexibles. Un salarié souligne l’importance d’une conciliation soutenable entre le désir de travailler, de mener une vie dite normale et la variabilité de la capacité productive liée à la maladie ou ses traitements :
« Quand j’ai croisé la maladie, j’ai été arrêté un an pour me soigner. Il est apparu par la suite que c’était plus grave que prévu ; j’ai alors demandé à pouvoir retravailler. C’était important pour moi, pour aller mieux. Avec mon manager, on a inventé une activité mobilisant mes compétences, utile à l’équipe, que je pouvais réaliser à mon rythme, quand j’étais en forme. On a abrité cela dans une “convention temporaire” d’accommodements de travail flexibles » que mon entreprise teste en ce moment dans le cadre d’un projet d’innovation « travail et cancer ».
Concilier travail et cancer réclame donc de s’affranchir d’un régime tatillon, fondé sur le respect du formalisme. Les organisations doivent au contraire tendre vers une vision élargie du travail et de la santé, ce qui n’est pas encore pleinement le cas aujourd’hui.
Pascale Levet, Professeure associée en sciences de gestion, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3 et Rachel Beaujolin, Professeure en management, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.