Experts en Management
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Julien Cusin, IAE Bordeaux – Le 19 Février 2024
Dans le domaine de l’intégration des démarches de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), les entreprises affichent une palette nuancée d’approches. D’un côté du spectre, certaines adoptent une position attentiste et manifestent un engagement limité. Elles se contentent de respecter les règlements en vigueur, voire se situent délibérément en deçà des obligations minimales légales. À l’autre extrémité, des entreprises se distinguent par leur volontarisme social, se montrant prêtes à innover. Au sein de cette deuxième catégorie, plusieurs entreprises se démarquent en plaçant l’accompagnement de l’échec au cœur de leur politique RSE.
En 2012, Suez Environnement, la multinationale de gestion de l’eau et des déchets, a ainsi instauré une structure associative sans équivalent en France, la Maison pour rebondir, visant à tendre la main à des individus en situation d’échec d’insertion sur le marché du travail. L’objectif affiché était de les guider vers un emploi durable ou vers la création de leur propre entreprise.
Ce dispositif s’est progressivement enrichi au fil du temps, englobant désormais divers volets tels que « 100 chances 100 emplois », « j’entreprends » ou encore « booster ». Outre une réflexion approfondie sur leur parcours et leurs aspirations professionnelles, ainsi qu’un soutien actif pour le développement de leurs compétences, l’initiative vise également à restaurer la confiance en soi de ces individus confrontés à des difficultés d’accès à l’emploi, comme nous le montrions, avec Sandra Charreire-Petit, professeur de management à l’Université Paris-Saclay, dans un article de recherche publié en 2015.
D’autres grandes entreprises se sont engagées dans des initiatives similaires. C’est le cas, par exemple, de l’enseigne de « fast fashion » Zara France, qui intègre des jeunes décrocheurs, dépourvus de formation et de qualification. Toutefois, l’insertion des publics éloignés de l’emploi est rarement placée au cœur des préoccupations RSE, comme le suggèrent les baromètres annuels des directions des ressources humaines (DRH).
Malgré la promotion affirmée de l’inclusion et de la diversité, les politiques RSE mettent en effet principalement l’accent – même si des progrès sont évidemment nécessaires – sur des thématiques liées aux contraintes juridiques, telles que l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et l’intégration des travailleurs handicapés. Bien que les clauses d’insertion dans le cadre de marchés publics contribuent assurément à susciter des changements, aborder ce sujet demeure un défi complexe pour les entreprises.
À ce titre, les travaux de la commission L’insertion professionnelle des publics éloignés de l’emploi (juin 2009-avril 2010) pointent deux obstacles majeurs à l’intégration des personnes exclues du marché du travail.
D’une part, la quête de rentabilité immédiate se révèle problématique, car l’intégration de ces individus nécessite du temps. D’autre part, la crainte associée aux publics éloignés de l’emploi, susceptibles d’être stigmatisés par des stéréotypes liés à une présumée incapacité professionnelle, représente un frein supplémentaire.
Au-delà de la levée de ces obstacles pour mettre en œuvre un dispositif RSE comme la Maison pour rebondir, nous mettons en évidence, dans notre travail avec Sandra Charreire-Petit, que le groupe Suez Environnement a su intégrer cette innovation au cœur même de son modèle d’affaires. En particulier, il n’hésite pas à souligner le caractère différenciant de son dispositif lors de réponses à des appels d’offres facilitant ainsi l’accès à de nouveaux débouchés.
En 2021, la Fédération nationale du Crédit Agricole et l’association 60 000 Rebonds ont établi un partenariat visant à accompagner les entrepreneurs ayant connu une liquidation judiciaire. Présente aujourd’hui dans 10 régions et implantée dans 39 villes, 60 000 Rebonds a vu le jour à Bordeaux en 2012. Comme nous le détaillions dans un article de recherche publié en 2017, l’entrepreneur peut y bénéficier d’un accompagnement double. D’une part, un coach certifié le guide à travers sept séances pour reprendre confiance et faire le deuil de son échec passé. En parallèle, des ateliers de co-développement viennent enrichir cette démarche. D’autre part, un parrain l’assiste dans la recherche d’un emploi salarié ou dans la création d’un nouveau projet entrepreneurial.
Dès le départ, le Crédit Agricole Aquitaine a fait partie des trois partenaires constitutifs de cette association, aux côtés de la Ville de Bordeaux et d’EY. Douze ans plus tard, plusieurs Caisses régionales du Crédit Agricole sont partenaires de 60 000 rebonds et s’invitent dans le processus de résilience des entrepreneurs ayant connu un échec.
Notre article expose ce qui était prévu, à l’origine, par la banque partenaire :
1/proposer un rendez-vous avec un conseiller professionnel aux entrepreneurs en rebond, dont le projet a été validé par le comité de sélection de l’association ;
2/leur ouvrir un compte bancaire professionnel ;
3/financer 20 % du capital et des investissements nécessaires au rebond (avec un plafond à 10 000 euros) afin d’amorcer un pool bancaire. Le Crédit Agricole avait toutefois un droit de veto sur la faisabilité économique du projet.
Bien qu’il demeure complexe de déterminer la pérennité de telles intentions dans la pratique, plusieurs Caisses régionales s’engagent activement dans le « parcours Envol » de l’association. Cette initiative vise à soutenir les entrepreneurs post-liquidation judiciaire dans la consolidation de leur nouveau projet d’affaires, facilitant ainsi l’obtention d’un financement bancaire.
Le travail de recherche mené avec Nathalie Gardès, maître de conférences à l’Université de Bordeaux, et Vincent Maymo, professeur des universités à l’IAE Bordeaux, souligne notamment le rôle que joue ce dispositif pour aider les entrepreneurs à construire un discours qui sera accueilli favorablement par les chargés d’affaires bancaires. En ce sens, le Crédit Agricole contribue à déconstruire la stigmatisation liée à l’échec.
Une évolution du regard sur l’échec au sein d’une démarche RSE trouve également sa place à l’intérieur des frontières de l’organisation. En effet, si l’échec est défini comme la non-atteinte d’un objectif, il devient évident que ce genre de situation est fréquent pour une entreprise. Certes, il peut arriver que l’objectif soit inatteignable.
Néanmoins, dans d’autres cas, il existe un écart entre les attentes envers un collaborateur et ses actions. L’individu commet alors une erreur, au sens que nous donnons à ce terme dans une vidéo FNEGE Médias. Or, manière dont l’organisation réagit à cette erreur peut parfaitement s’inscrire dans sa politique RSE.
Avec Anne Goujon-Belghit, maître de conférences à l’IAE de Bordeaux, nous illustrons cela dans une étude de cas de la Maif, société d’assurance mutuelle qui a inscrit la tolérance à l’erreur dans son accord de prévention des risques psychosociaux en 2014.
Cette réflexion avait été amorcée trois ans auparavant, lors du lancement d’une transformation majeure au sein de l’entreprise. À cette époque, la DRH s’est efforcée de rassurer les salariés susceptibles de ressentir de l’anxiété face à un changement de poste, en s’engageant à ne prendre aucune mesure pour insuffisance professionnelle à leur encontre pendant deux ans.
Dans la même lignée, 3M, connue notamment pour sa marque Scotch, a inclus « l’acceptation du droit à l’erreur » dans sa charte des relations de travail. Par ailleurs, l’opérateur télécom Orange a ajouté un élément « encouragement à la prise d’initiatives et reconnaissance du droit à l’erreur » dans son baromètre social. Enfin, le droit à l’erreur figure parmi les 10 valeurs énoncées par la plate-forme de covoiturage BlaBlaCar.
Or, un article de recherche publié avec Michaël Flacandji, maître de conférences à l’IAE de Bordeaux, montre que, dans le cas d’un incident lors d’une relation commerciale, la tolérance à l’erreur – telle que pratiquée notamment par le distributeur Leroy Merlin – entraîne des effets positifs sur le comportement des collaborateurs à l’origine de l’erreur ayant suscité l’insatisfaction du client.
En libérant les employés de la crainte de sanctions, ceux-ci se concentrent davantage sur les attentes des clients et sur le fait de trouver une solution à leurs problèmes. Ils délaissent ainsi les mécanismes de défense tels que l’attribution de l’échec à des causes externes échappant à leur contrôle. Le droit à l’erreur favorise donc un service plus orienté vers le client. Cette dynamique gagnant-gagnant illustre le célèbre principe de la « symétrie des attentions », mis en avant par l’ancien PDG emblématique de l’entreprise indienne HCL Technologies, Vineet Nayar, dans son ouvrage Employees first, customers second (les employés d’abord, les clients ensuite).
Les différents exemples évoqués ici soulignent finalement qu’en France, où la culture du blâme est prédominante, le changement de perspective sur l’échec peut être perçu comme un axe novateur au sein d’une démarche RSE. On peut imaginer que la multiplication de ce type d’initiatives pourrait influer sur les représentations sociales de l’échec et contribuer ainsi à une transformation des mentalités.
Julien Cusin, Professeur des Universités en Sciences de Gestion à l’IAE Bordeaux, laboratoire IRGO, IAE Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.