Experts en Management
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Natacha Tréhan, Grenoble IAE Graduate School of Management, Le 08/03/2023
Les engagements des entreprises en matière de réduction des émissions de CO2 des sept économies les plus avancées au monde sont actuellement sur une trajectoire d’une hausse des températures de 2,7 °C d’ici la fin du siècle. C’est ce qui ressort des derniers travaux de l’organisme à but non lucratif britannique CDP ( ex Carbon Disclosure Project) portant sur 4000 sociétés. On est donc loin des engagements de l’accord de Paris de limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C.
Comment l’expliquer ? Nous notons trois limites fondamentales.
La première limite concerne la mesure des engagements de réduction des émissions de CO2. Cette réduction peut être en intensité ou en absolu. Un engagement en intensité est mesuré en tonne de CO2 émise par unité produite ou par chiffre d’affaires. Avec cette mesure, si la production augmente, les émissions vont augmenter en absolu et non diminuer. À l’inverse, dans un engagement en absolu, quelle que soit l’évolution de la production, la cible reste fixe.
Quand le monde fonce « vers l’enfer climatique, avec le pied sur l’accélérateur », comme l’alertait fin 2022 le Secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, la finalité n’est pas une moindre hausse du dommage environnemental. C’est la quantité totale des émissions de CO2 en valeur absolue qui importe : le flux annuel des émissions doit diminuer et non augmenter moins rapidement.
Il ressort de nos travaux en cours que les entreprises rechignent à s’engager en absolu. Elles craignent que pour atteindre l’objectif il faille diminuer leur croissance, a fortiori leur performance. En France, pour les entreprises du CAC 40, par exemple, nous observons que seuls 12,5 % s’engagent à réduire la totalité de leurs émissions en absolu.
Pour autant, il est possible pour une entreprise de réduire significativement ses émissions de CO2 en absolu sans obérer sa performance. La clé réside dans la transformation de son modèle économique vers l’économie circulaire (basée sur une boucle durable de Re-conception, Réduction, Réemploi, Recyclage) mais aussi vers la vente de l’usage et non plus du bien (« product as a service »). L’entreprise IPP, par exemple, ne vend plus ses palettes mais facture à l’utilisation (« pallets as a service »). Grâce à des capteurs, elle vend un service de mise à disposition et d’optimisation des flux générant une réduction des émissions de CO2 de la supply chain de ses clients. Elle répare ses palettes, réemploie le bois et le valorise en fin de vie.
Comme l’entreprise reste propriétaire du bien, elle cherche à allonger sa durée de vie, à optimiser son utilisation, à limiter les mises au rebut, à recycler au maximum… In fine, c’est moins d’émissions de CO2 en absolu.
La deuxième limite concerne le périmètre de l’engagement. Les émissions globales d’une entreprise totalisent trois scopes : scope 1 (émissions directes), scope 2 (émissions indirectes liées à l’énergie) et scope 3 (autres émissions indirectes tout au long de la chaîne logistique, en amont avec les fournisseurs et en aval avec les clients).
En moyenne, le scope 3 représente 75 % des émissions totales des entreprises tous secteurs confondus. Il atteint plus de 90 % dans les biens d’équipement, les métaux, la construction, les services financiers, etc.
Au sein du scope 3, la partie amont liée aux fournisseurs est en moyenne, tous secteurs confondus, 11,4 fois plus importantes que les émissions directes.
Chez le géant américain du numérique Apple, par exemple, les émissions liées aux fournisseurs s’élèvent à 78 % du total de ses émissions. Pour la multinationale de l’agroalimentaire Nestlé, les émissions du scope 3 émanant des fournisseurs d’ingrédients, d’emballages et de transports représentent 83,3 % de ses émissions totales.
Or, une minorité des entreprises comptabilisent la totalité des trois scopes. En 2022, seuls 10 % des entreprises, représentant 40 % des émissions mondiales, mesurent les scopes 1, 2 et 3. Et seuls 12 % des entreprises sondées considèrent le scope 3 comme prioritaire.
Plusieurs explications sont à souligner. Tout d’abord, les scopes 1 et 2 sont plus faciles à mesurer que le scope 3. Ensuite, la publication des seuls scopes 1 et 2 permet de présenter des bilans carbone plus « allégés » et donc de limiter les efforts. Enfin, la déclaration du scope 3, était jusqu’à présent volontaire et ne faisait pas l’objet de réglementation. Désormais, de nombreux pays exigent cependant de se référer à la Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD) demandant aux entreprises de publier leur scope 3 s’il est significatif.
L’Europe se réfère désormais à la TCFD dans sa nouvelle Directive sur le reporting durable (la CSRD Corporate Sustainaibility Reporting Directive). Le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni s’y réfèrent également pour les grandes entreprises cotées. Le Canada l’impose pour le secteur financier et aux États-Unis, la SEC (Securities and Exchange Commission) propose depuis mars 2022 de suivre ses recommandations pour les entreprises cotées.
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Ne pas suivre les recommandations de la TCFD, c’est potentiellement s’exposer à une mauvaise notation extrafinancière, et donc à des difficultés d’accès à du financement externe, ou encore à un risque de désengagement de ses actionnaires, clients ou salariés.
L’enjeu clé dans le scope 3 réside dans la mesure. Or, s’agissant du scope 3 amont, les entreprises se retournent vers leurs fournisseurs et exigent qu’ils leur fournissent leurs émissions (par entité, par produit, etc.) et leurs trajectoires carbone. Mais compte tenu de la complexité des demandes et de la surcharge des fournisseurs, exiger risque de générer des résistances et de devenir conflictuel.
Dans notre dernière recherche, nous montrons qu’une approche basée sur la pression est obsolète et qu’une évaluation inversée permet d’obtenir de meilleurs résultats. En effet, l’évaluation inversée est la forme ultime d’implication du fournisseur puisque c’est lui-même qui, à la demande du client, évalue ce dit client (sur ses méthodes de travail, son organisation, ses requêtes, etc.) et non l’inverse comme dans les approches traditionnelles.
L’évaluation inversée, en étant génératrice de confiance, favorise l’engagement du fournisseur dans la relation et libère sa parole. Il se permet alors de critiquer les méthodes, les demandes des clients, il fait des suggestions d’amélioration, il propose même plus d’innovations. Dans le cas du reporting climatique, travailler main dans la main avec ses fournisseurs pour mesurer et réduire le scope 3 peut donc s’avérer déterminant.
La troisième limite concerne la validité des engagements au-delà de leur publication. À ce jour, la méthodologie reconnue mondialement est l’initiative basée sur la science : la Science Based Target Initiative (SBTI).
En se fondant sur la science climatique, elle valide (ou pas) que les engagements des entreprises sont en phase avec l’accord de Paris. Elle évalue également si leurs engagements permettent ou non d’atteindre le zéro émission nette au plus tard d’ici 2050.
En 2023, un peu plus de 4 500 entreprises au monde se sont engagées selon les critères de la SBTI. Au total, les engagements de plus de 2 270 entreprises sont approuvés. Cela représente encore trop peu d’entreprises au niveau mondial.
En conclusion, s’engager sur des réductions en absolu des émissions de CO2, sur la totalité des scopes, en particulier le scope 3, et faire valider ses engagements climatiques par le SBTI sont trois points clés pour que les engagements climatiques des entreprises aient un impact significatif. Cela nécessite notamment de repenser les modèles économiques et d’associer les fournisseurs.
Natacha Tréhan, Maître de Conférences en Management des Achats. Spécialisation dans la décarbonation des supply-chains, Grenoble IAE Graduate School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.