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Que dit le droit international sur le droit des femmes à l’interruption de grossesse ? – The Conversati

Eric Martinent, IAE Lyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3, Le 26 Juillet 2022

La récente remise en cause de la protection constitutionnelle des droits des femmes d’interrompre leurs grossesses aux États-Unis dans l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022) confirme la fragilité de tout droit même dit fondamental.

Selon la majorité des juges conservateurs et pour la Cour ayant rendu cette décision, « l’avortement est une « profonde » question morale. La Constitution n’interdit pas à chaque État de réglementer ou d’interdire l’avortement aux citoyens (sic). La Cour Suprême dans ses arrêts « Roe vs Wade » (1973) et « Planned Parenthood contre Casey » (1992), s’est arrogée cette autorité. Elle annule ces décisions et rend ce pouvoir au peuple et à ses représentants élus ».

Or, l’interruption de grossesse, et non l’avortement, ne relève pas d’une question de morale théorique ou spéculative seule, elle rélève de questions éthiques et politiques concrètes concernant l’espace de liberté laissé au soin et aux droits des femmes comme l’a souligné Simone Veil.

La stratégie d’instrumentalisation du droit constitutionnel par les plus réactionnaires des juges conservateurs américains s’exprime aussi à l’échelon international dans la Déclaration de consensus sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille. Ce texte de 2020 est issu d’une coalition de ministres, hautes représentantes et hauts représentants de gouvernements, d’États coauteurs, tels les États-Unis, l’Ouganda, l’Indonésie, l’Égypte, la Hongrie et le Brésil ; et, « d’États signataires », tels, notamment, le Bélarus, les Congo, Djibouti, l’Irak, le Koweït, la Libye, les Soudan, l’Arabie saoudite, la Pologne, les Émirats arabes unis. Elle fut écrite « en marge de l’Assemblée mondiale de la santé » alors même que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) reconnait l’interruption de grossesse comme une prestation de santé essentielle.

Si cette déclaration est dénuée de toute valeur juridique, elle constitue un outil de propagande qu’il convient d’analyser à l’aune des instruments et instances des droits internationaux et régionaux des droits de l’Homme.

Un excès de religiosité concernant le droit à la vie

Premier élément de cette doctrine : un excès de religiosité concernant le « droit à la vie dès la conception ». Pour les signataires de la déclaration sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille, il faut « protéger la vie à tous les stades ». Or, cette « déclaration de consensus » touche ici une question qui ne peut relever d’aucun consensus.

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En effet, il est tout simplement impossible de définir le début et la fin la vie humaine en droit. Le droit international ne saurait pour des raisons symboliques et scientifiques dire ce qu’est la vie. Les critères de qualification du respect de l’être humain dès le commencement de la vie, de sa vie, ou les critères que le droit enregistre concernant l’appréhension de ce qu’est la vie, intéressent moins la substance qui s’attache à une lecture biologique ou du vivant (celle d’une nature), qu’aux relations tangibles ou probables du sujet corporel avec le monde humain et les relations juridiques qui l’entoure. Celles-ci s’attachent à une lecture éthique, anthropologique, politique et culturelle (celle du sens). Les régimes juridiques de l’embryon par la complexité et la pluralité des intérêts à protéger sont complexes et toute simplification en termes d’ontologie ou d’essence juridique universelle est une faute, un leurre et une erreur.

Le droit international et les travaux des organisations internationales dénient toute valeur aux thèses de la coalition des représentants d’États qui ont signé la déclaration de consensus pour qui la famille et la vie s’attachent à une religiosité et à un ordre moral. En effet toute justification par la tradition, la coutume ou l’idéologie de l’existence de peines ou traitement inhumain ou dégradant dans les pratiques sociales est par essence discriminatoire et contraire aux droits internationaux des droits de l’Homme et des droits des femmes.

Il suffit de lire les distinctions présentes au cœur même des textes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (« Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne », de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (« Toute personne a droit à la vie »).

La Cour européenne des droits de l’Homme l’énonce sans ambiguïté dans une affaire relative à une interruption de grossesse qui était la conséquence d’une erreur médicale ne pouvant être qualifiée d’homicide involontaire : « Il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer dans ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes autres ».

Si « l’excès de religiosité » du « droit à la vie dès la conception » ne peut aucunement être de l’ordre du consensus, le Comité des droits de l’Homme dans son observation générale n°36 reconnaît que les États peuvent réglementer l’interruption de grossesse. Il les invite à cependant à ce que de telles dispositions légales ne puissent aboutir à une violation du droit à la vie… de la femme enceinte. Le Comité de lutte contre les discriminations à l’égard des femmes considère qu’une décision de retarder une opération à cause de la grossesse est discriminatoire car elle est influencée par le préjugé qui veut que le fœtus soit plus important que la santé de la mère dans le cas d’une interruption thérapeutique.

Un excès de religiosité concernant la famille

Le second élément de la doctrine des signataires de la Déclaration sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille est leur excès de religiosité concernant la famille considérée comme institution. En son sein, « la Femme » n’est reconnue socialement qu’en sa « qualité » de mère et d’épouse. Il faut favoriser « le rôle de la famille en tant que fondation de la société et source de santé, de soutien et de soins ». Il faut « défendre la famille en tant que fondement de toute société saine » ; « s’il faut améliorer et garantir l’accès aux avancées en matière de santé sexuelle et procréative, c’est sans y inclure l’avortement » disent-ils.

L’on connaît ici le rôle du droit de la famille et, parfois, des statuts personnels au regard de la condition sociale et des droits civils des femmes. En matière d’interruption de grossesse, les juridictions régionales des droits de l’Homme admettent une tout autre conception des droits des femmes en leurs corps et de la santé génésique de celles-ci. L’aliénation des femmes en leurs corps notamment au regard de toute idée de puissance maritale ou familiale y est contestée.

Dès 1961, la Commission des droits de l’Homme a rejeté des actio populis d’hommes qui n’avaient pas le statut de victime au regard du droit processuel et qui alléguaient que l’autorisation de l’avortement violait le droit à avoir une descendance. Pour la Commission des droits de l’Homme, le droit de l’époux et du père potentiel au respect de sa vie privée et familiale ne peut être interprété aussi largement jusqu’à englober le droit d’être consulté ou celui de saisir un tribunal pour s’opposer à la volonté de « sa » femme de recourir à une interruption de grossesse. Ainsi, « toute interprétation du droit du père potentiel […] lorsqu’il s’agit d’un avortement que la mère se propose de faire pratiquer sur elle, doit avant tout tenir compte des droits de la mère, puisque c’est elle qui est essentiellement concernée par la grossesse, sa poursuite ou son interruption pour sauvegarder sa santé ». Plus largement, le rôle des autorités religieuses, répressives, civiles ou médicales, pour contrôler la légalité ou la licéité de la demande d’une femme d’interrompre sa grossesse, quel que soient leurs modalités est discuté au sein des droits internationaux des droits de l’homme. Cela est d’autant plus vrai quand l’interruption a un motif d’état de santé ou que la vie de la mère est en danger ou en péril.

Consacrer l’interruption de grossesse dans le droit international

Pour l’heure il n’existe pas de droit international conventionnel à l’interruption de grossesse, à l’exception notable du protocole à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples relatifs aux Droits des Femmes en Afrique. Le droit international des droits de l’homme et les organisations internationales s’en saisissent d’une manière oblique par référence à l’ensemble des autres droits considérés comme étant « fondamentaux » (droit à la vie, traitements inhumains ou dégradants, droit à la vie privée ou familiale…). Les droits internationaux de l’Homme se conçoivent selon René Cassin (prix Nobel de la paix – représentant de la France au sein Commission des droits de l’homme lors de l’écriture de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) comme étant un « idéalisme pratique » et s’attachent à toute une (géo) politique dont les destinataires sont « chaque » et « toute » personne, « chaque » et « toute » femme.

En réponse à l’arrêt de la Cour Suprême des États-Unis, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022), le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes souligne que « l’accès aux soins d’interruption de grossesse sûrs et légaux et à des soins post-interruption de qualité, en particulier dans les cas de complications résultant d’avortements dangereux, contribue à réduire les taux de mortalité maternelle, à prévenir les grossesses adolescentes et non désirées et à garantir le droit des femmes à décider librement de leur corps ». Les attaques concernant l’interruption de grossesse invitent à ce que soient consacrés des droits sexuels et génésiques comme étant des droits internationaux de l’Homme. La France pourrait s’honorer de prendre l’initiative en invitant à ce qu’un processus conventionnel concernant ceux-ci soit engagé. De même, la République et la Francophonie s’honoreraient en instituant un observatoire des droits des femmes en francophonie et un institut francophone pour les droits des femmes. Il conviendrait que la France avec les USA et le Canada, notamment, puisse répondre à la déclaration de consensus sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille par une déclaration des droits des femmes à l’interruption de grossesse.

Eric Martinent, Maître de conférences associé – Institut international pour la francophonie – université Jean Moulin Lyon 3, IAE Lyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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