Experts en Management
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Sandra Camus, Université d’Angers; Aurély Lao, IAE France; Laurie Balbo, Grenoble École de Management (GEM) et Thomas Flores, Université d’Angers – 28 Janvier 2024
Qu’on les adore ou les évite, qu’elles nous agacent ou nous conditionnent, les publicités sur Internet font partie de notre quotidien. Elles sont si nombreuses, récurrentes et omniprésentes dans notre sphère privée et publique, qu’il nous arrive même d’oublier qu’elles sont là. N’ont-elles pourtant aucun impact sur l’individu ? Rien n’en est moins sûr, même si nombre d’internautes, en particulier les jeunes, déclarent de manière assurée au sujet des publicités en ligne qu’« elles ne [les] dérangent pas », qu’elles « ne sont pas trop invasives », « ne sont pas gênantes car bien ciblées ». Certains se disent même « amusés ».
Ces propos ont été recueillis dans le cadre du programme ETIC, pour EffeTs négatifs des Images digitales sur les Consommateurs. Ce projet, financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), vise à porter une attention particulière aux conséquences que les images digitales peuvent avoir sur les individus.
En janvier 2022, plus de 60 % des habitants de la planète étaient reliés à Internet, ce qui représente presque 5 milliards de personnes. Selon l’Observatoire de l’e-pub, le volume des publicités digitales a augmenté de 42 % entre 2019 et 2022, avec une croissance néanmoins ralentie au premier semestre de l’année passée (+5 %). Il est, sur la même période, resté stable pour les autres médias. Notre ère est ainsi de plus en plus connectée, avec une explosion de la diffusion d’images publicitaires en ligne.
La publicité reste un outil privilégié du point de vue des marques, même si certaines fondent leur succès sur leur silence et leur sobriété. Adultes et seniors semblent nombreux à prendre un certain recul et à adopter un sens critique vis-à-vis de la pression publicitaire en ligne. Les plus jeunes, eux, habitués de plus en plus tôt à passer un nombre d’heures conséquent sur les écrans tendent à être plus tolérants et passifs vis-à-vis des annonces en ligne. Les chiffres collectés par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (la Cnil) révèlent que 82 % des enfants de 10 à 14 ans indiquent aller régulièrement sur Internet sans leurs parents.
Cependant, la littérature scientifique a montré que, même quand elles sont considérées comme dénuées d’intérêt par l’internaute, les publicités sont capables de laisser des traces mnésiques, non seulement quelques minutes après l’exposition, mais aussi dans certains cas, plusieurs mois après. L’internaute aura beau être convaincu de ne pas y avoir prêté attention, il n’est pas rare que l’image publicitaire apparue de manière impromptue sur l’écran conduise à la modification de connexions neuronales déjà établies chez lui ou à la création de connexions supplémentaires.
Le tout a pour effet de renforcer la familiarité à l’égard de l’image publicitaire et, par voie de conséquence, l’intensité du traitement cognitif dans un environnement déjà particulièrement excitant. Comparativement à une page imprimée, une page numérique d’ordinateur, de tablette ou de smartphone, contient davantage d’éléments de stimulation sensorielle du fait d’une vivacité et luminosité plus importantes, d’images mobiles, de liens hypertextes ou encore d’éventuels éléments sonores. L’hyper stimulation peut alors déclencher, à court terme et à plus long terme, une surcharge cognitive et des réactions émotionnelles négatives comme l’agacement, la tristesse, la colère ou le stress.
L’intensité de ces réactions dépend de plusieurs facteurs : l’état psychologique de l’internaute au moment de sa navigation, son état de fatigue ou de stress, ses traits de personnalité, l’endroit dans lequel il se trouve avec par exemple des nuisances sonores, mais aussi la façon dont les publicités réussissent à atteindre leurs cibles et finalités.
À l’aide de mesures appareillées avec eye-tracking (équipement permettant l’analyse des mouvements oculaires), la littérature montre que l’attention portée à la publicité vite diminuer dans le cas d’une activité multitâche, ce qui est fréquent lors d’une navigation sur Internet, surtout chez les jeunes. La multi-activité des jeunes sur le web, qu’ils soient mineurs ou majeurs, relaierait au second plan l’impact de la publicité digitale. Pourtant, les résultats d’une étude quantitative réalisée en ligne en novembre 2022 (420 répondants) dans le cadre du programme ETIC montrent que les jeunes (16-26 ans) ne sont pas aussi insensibles que cela aux publicités puisqu’ils indiquent significativement être dérangés et ennuyés par l’apparition intrusive d’une publicité pop-up, ce qui ne serait pas sans conséquences sur leur bien-être étant donné le nombre d’heures qu’ils passent quotidiennement sur les écrans.
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Cette même étude montre que les personnes les plus âgées (65-74 ans) sont quant à elle plus inquiètes par cette intrusion lors de la navigation dans l’univers numérique. A contrario, elle montre que les adultes (27-64 ans) les acceptent plus facilement et développent une curiosité envers le produit, ce qui, encore une fois, se démarque de la littérature académique, cette dernière indiquant généralement que comparativement aux enfants ou très jeunes adultes, les adultes plus âgés ont un regard critique et distancié vis-à-vis des publicités en ligne.
Peu de travaux ont mis l’accent sur l’internaute lorsqu’il se trouve en position de consommateur. Chez ce dernier, même pour des images en apparence inoffensives, des effets négatifs insidieux peuvent être identifiés pouvant aller jusqu’à l’adoption de comportements problématiques comme des achats impulsifs regrettés et des cas de dépendance.
C’est à partir de pareilles observations que nous mettons en cause, au sein du programme ETIC, la performance de la digitalisation publicitaire, quand les caractéristiques du numérique et la stimulation sensorielle engendrée rencontrent les stratégies de ciblage (cliquer sur un site et avoir des publicités en lien avec ce clic par la suite) et les modèles de gestion.
Le programme de recherche ETIC vise désormais à expliquer en quoi ces effets négatifs dépendent, en plus de facteurs propres à l’internaute comme son âge, des émetteurs des images (une agence de communication ? Une marque ? Un particulier ? Un influenceur ?) et de leur niveau d’expertise en matière de communication digitale. La finalité est d’aboutir à des préconisations encourageant des comportements éthiquement et socialement responsables par ces émetteurs, dans un contexte où les législateurs se montrent particulièrement préoccupés et actifs sur le sujet.
Une première phase d’études menée par les chercheurs investis dans le programme est en cours. Elle repose sur plusieurs centaines d’entretiens et observations auprès de professionnels de la communication et de diffuseurs amateurs d’images publicitaires et promotionnelles digitales. Elle sera suivie d’une phase quantitative avec des protocoles expérimentaux visant à valider l’efficacité d’actions et dispositifs permettant d’atténuer, voire de supprimer, les effets négatifs identifiés.
La « Déclaration pour l’avenir de l’Internet », adoptée fin avril 2022 par plus de 60 pays a été accompagnée, dans l’Union européenne, par un paquet législatif visant à « rendre illégal en ligne ce qui l’est dans la sphère réelle », pour reprendre les mots d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Le Digital Services Act (DSA) avait ainsi été adopté par Bruxelles avec l’objectif de mieux protéger les internautes et leurs droits fondamentaux, d’aider les petites entreprises de l’Union européenne à se développer, mais aussi de renforcer le contrôle démocratique des très grandes plates-formes numériques, afin de diminuer les risques de désinformation ou de manipulation de l’information. Le texte sera applicable en février 2024, et l’est déjà pour les très grandes plates-formes en ligne. Le marché de la publicité digitale, dominé par le trio Google-Meta-Amazon (GMA), a encore de beaux jours devant lui mais ne doit pas pour autant faire oublier de prendre en considération le bien-être du consommateur s’il ne veut pas s’attirer les foudres des législateurs.
Le projet Etic est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Sandra Camus, Professeure en sciences de gestion – Directrice du laboratoire de recherche d’économie et management GRANEM, Université d’Angers; Aurély Lao, Maître de Conférences en Marketing – Directrice LP DistriSup Lille et Responsable Axe 1 du projet ANR ETIC – IAE Lille, IAE France; Laurie Balbo, Professeure Associée en Marketing _ Directrice des Programmes MSc Marketing et MSc Digital Marketing & Data Analytics, Grenoble École de Management (GEM) et Thomas Flores, Doctorant en psychologie, Université d’Angers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.