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Maisons d’opéra : le piège des économies à court terme – The Conversation

Guillaume Plaisance, IAE Bordeaux, Le 9 février 2025

Depuis quelques mois, les maisons d’opéra françaises font état de leurs inquiétudes : grèves des danseurs du ballet de l’Opéra de Paris, signature d’une tribune commune par les dirigeants de l’Angers Nantes Opéra malgré leurs différentes couleurs politiques, baisse de 317 000 euros du budget 2025 de l’Opéra national de Bordeaux, licenciement (finalement suspendu) du chœur de l’Opéra de Toulon… Les maisons d’opéra peuvent-elles absorber ces coupes sans perdre leur qualité artistique et en respectant leurs cahiers des charges ?

La diminution du budget des maisons d’opéra annoncée fin 2024 intervient alors que les financeurs (qui sont aussi les tutelles) accroissent leurs exigences – transitions environnementales ou élargissement des rôles sociétaux – et que les cahiers des charges pour conserver les labels (par exemple, d’Opéra national en région) sont considérés par certains comme difficilement accessibles (et ce depuis le XIXᵉ siècle !). Surtout, de telles coupes reviennent à ignorer les spécificités du modèle économique de ces organisations et à sacrifier, au-delà d’une vie artistique et de l’esprit, des emplois et des retombées économiques majeures.

Un secteur au fonctionnement économique singulier

Les maisons d’opéra – tout autant que la culture en général, la santé ou l’éducation – sont soumises à la loi de Baumol et Bowen : les gains de productivité sont quasiment impossibles, car les œuvres jouées nécessitent un nombre constant de danseurs, d’instrumentistes ou de personnels techniques. Or, dans les autres secteurs, les gains de productivité permettent d’absorber l’inflation ou la hausse des salaires. À cela s’ajoute le fait que les notions de coûts fixes (existant quelle que soit l’activité) et de coûts variables (liés au nombre de levers de rideaux) sont délicates à appliquer aux maisons d’opéra.

Les économies d’échelle sont en effet difficiles (la soprano aura toujours un cachet dépendant du nombre de représentations), les coûts variables sont assez marginaux par rapport aux coûts de structure (salariés permanents, gestion de l’immobilier souvent fastueux, etc.), les coûts fixes sont rigides à court et moyen termes (et souvent incompressibles pour parvenir à remplir le cahier des charges fixé par les tutelles), les prix des billets sont fixes une fois annoncés et en dessous de toute profitabilité pour garantir l’accessibilité à la culture, etc. Les maisons d’opéra ont de ce fait une « tendance structurelle au déficit ».

Ainsi, la diminution du budget de ces maisons, qui souffrent toujours des conséquences de la pandémie et de l’inflation, ne va pas créer une rationalisation de leur structure (et donc des coûts fixes), mais plutôt celle de l’offre culturelle : moins de levers de rideaux, moins d’intermittents ou d’intérimaires embauchés, perte de qualité de vie au travail des artistes permanents, moins d’achats auprès des acteurs économiques régionaux, etc. Pourtant, pour survivre, le secteur culturel a précisément besoin de davantage de recettes, faute de pouvoir compter sur les gains de productivité déjà évoqués.

Face aux baisses de budget, augmenter les tarifs ou attirer des financeurs privés ?

Les tutelles financeuses ont, elles aussi, des budgets contraints et font face à un dilemme : sélectionner les organisations culturelles à financer ou saupoudrer, autrement dit diviser le gâteau des aides publiques en de plus petites parts pour accompagner davantage d’organisations. Ce saupoudrage est politiquement viable, mais il met en danger tous les opérateurs culturels, notamment ceux à la masse salariale importante. Les tutelles proposent alors parfois d’activer les leviers marchands, parmi lesquels la billetterie et les financements privés.

Or, du point de vue de la billetterie, il n’existe pas d’effet quantité : une salle est par définition limitée et chaque lever de rideau crée de nouveaux coûts. Quant à un effet prix, il existe, mais les augmentations sont modérées pour rester compatibles avec la logique d’accessibilité à la culture. Surtout, elles ne sont pertinentes que si les salles sont combles. Or, la morosité budgétaire risque aussi d’atteindre les spectateurs.

Du point de vue des acteurs privés, le mécénat demeure un marché concurrentiel, en France plutôt trusté par le sport. Il est en outre parfois décrié par les acteurs politiques eux-mêmes, craignant une privatisation de la culture et des conflits de valeurs avec les mécènes.

Peut-on sortir de la loi de Baumol et Bowen ?

Les critiques de la loi de Baumol et Bowen évoquent d’autres options pour renflouer les caisses : les produits dérivés, les festivals, les captations et d’autres ajustements du modèle économique. Autrement dit, des logiques marchandes parfois délaissées, il est vrai. Une des raisons expliquant cette carence est sans doute l’attention croissante des maisons d’opéra aux attendus contemporains – et tout à fait légitimes – émanant de la société et des tutelles, en matière d’impact environnemental par exemple (tel que le zéro achat pour un opéra). Enfin, les collaborations et coproductions, qui permettent de mutualiser les coûts, ne sont possibles que si les autres maisons, elles, créent.

En somme, face à ces injonctions paradoxales, il n’y a pas de salut à court et moyen termes pour les maisons d’opéra si les baisses de budgets se poursuivent. Elles devront réduire leur programmation voire licencier, diminuer leurs achats ; quitte à se priver de l’effet de levier qui leur est propre : par exemple, pour chaque euro de subvention, l’Opéra de Lyon génère 2,80 euros de retombées sur le territoire. Plus précisément, l’Opéra de Lyon avait évalué un « impact économique des spectateurs » à 0,80 euro (du fait des hôtels et restaurants réservés par exemple) et un « impact économique de l’activité de l’institution » de 2 euros du fait de l’appel à des fournisseurs et sous-traitants du territoire. Et tout ceci ne fait pas état des impacts non économiques sur le bien-être des spectateurs ou encore l’attractivité du territoire.

D’une logique économique à une réflexion gestionnaire

Au-delà des problèmes pointés jusque-là, les coupes interviennent alors qu’une saison musicale se prévoit des années à l’avance. Des engagements (financiers ou non) ont donc été pris par les maisons qui risquent de ne pouvoir les honorer. Il en va de même avec les emplois publics associés : une politique de ressources humaines de qualité aurait impliqué que les tutelles adhèrent à une forme de gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (GPEEC), autrement dit, anticiper.

Travaux à l’Op2ra comique en 2017
Les opéras doivent jongler avec des demandes contradictoires : mettre en conformité leurs locaux, proposer des tarifs assurant un accès du plus grand nombre à la culture, faire des économies… (travaux à l’Opéra-Comique, en 2017). Stefan Brion, CC BY-NC-ND

Comme déjà pointé, la réduction brusque des budgets alloués aux maisons d’opéra fait fi des logiques économiques culturelles. Elle démontre aussi et surtout le manque d’une culture de « bonne gestion ». En diminuant sans anticipation les budgets, il est demandé aux organisations d’être résilientes afin de traverser les crises. En l’occurrence, tel que le rappelle Boris Cyrulnik dans ses travaux, la résilience n’est pas une faculté individuelle ou personnelle, mais repose sur une galaxie d’interactions et de relations. Les maisons d’opéra n’échappent pas à cette règle. Elle peuvent assurément comprendre le défi du désendettement. Il convient cependant pour cela de communiquer avec elles, de se concerter, de prévoir et, surtout, de les armer d’un point de vue managérial pour se transformer avant de réduire leurs budgets. En somme, donner la priorité à la gestion avant de raisonner économiquement, car les maisons d’opéra ne sont pas des organisations publiques ou non lucratives comme les autres.

La culture n’est pas la seule concernée

Le point de rupture est proche (le seuil budgétaire à partir duquel aucune création n’est possible), le ministère de la culture l’a d’ailleurs bien compris en commandant à la direction générale de la création artistique (DGCA) une étude de « l’impact des baisses engagées par les collectivités territoriales ». Une approche trop brusque risque de transformer les maisons d’opéra en maisons d’accueil de spectacles privés ou en maisons fantômes sans salariés, devant alors recourir à des intermittents pour l’ensemble des activités. Il appartient à notre société de choisir l’avenir de ses maisons d’opéra, en n’oubliant pas qu’elles ne sont que les plus célèbres illustrations de la loi de Baumol et Bowen, aussi applicable aux soins ou à l’éducation…

Guillaume Plaisance, Maître de conférences en sciences de gestion spécialiste de la gouvernance et du management non-lucratif, IAE Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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