Et si les influenceurs étaient l’avenir de l’édition ? Longtemps perçus comme superficiels et souvent critiqués pour leurs excès, les influenceurs littéraires jouent pourtant un rôle inattendu : ils suscitent un engouement croissant pour les livres auprès des jeunes.
Même si les jeunes ne consacrent que 19 minutes par jour à la lecture (contre 3 h 11 passées sur les écrans selon l’étude CNL/Ipsos 2024), lire n’a jamais été aussi tendance chez eux ! Grâce aux réseaux sociaux, les livres s’invitent dans leur quotidien : ils apparaissent sur Instagram, sont le sujet principal de vidéos TikTok, ils génèrent des débats et des échanges portés par des influenceurs du livre appelés booktokers ou bookstagrameurs. Sur le réseau social chinois TikTok, le hashtag #booktok cumule plus de 200 milliards de vues, apparaissant comme l’un des plus populaires ! Ainsi, en dépit des idées reçues, les réseaux sociaux pourraient bien être la clé pour reconnecter les jeunes à la lecture, notamment via la popularité de ces leaders d’opinion influents.
Choisir un livre : le pouvoir des prescripteurs
Bien que la lecture soit un des loisirs incontournables en France avec près de 90 % des Français se déclarant lecteurs, choisir un livre demeure une opération complexe. Il existe en effet une offre pléthorique de livres : chaque année 75 000 nouveaux livres apparaissent, soit environ 200 livres publiés chaque jour. Pour parvenir à faire un choix, les lecteurs s’appuient sur des sources d’influence multiples.
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Parmi elles, la critique institutionnalisée, professionnelle, constituée des journalistes et critiques littéraires joue un rôle capital. À titre d’exemple, La Grande Librairie, longtemps animée par François Busnel avant de céder sa place à Augustin Trapenard, suivie par près de 500 000 téléspectateurs chaque semaine, est parfois considérée comme « le plus grand libraire de France ». Ces professionnels, tout comme les libraires, enseignants ou bibliothécaires incarnent des figures expertes, jugées légitimes pour orienter les choix de lecture.
Cependant, la source d’influence la plus puissante demeure le bouche-à-oreille. En effet, 88 % des Français suivent les recommandations de leurs proches pour choisir un livre. Internet a donné une nouvelle dimension à ces recommandations interpersonnelles en facilitant la diffusion d’un bouche-à-oreille électronique via le partage d’avis en ligne, sur les sites marchands tels Amazon ou La Fnac ou sur des sites de lecteurs (Goodread), par exemple.
Récemment, via les réseaux sociaux, sont apparues de nouvelles formes de prescription littéraire : les influenceurs ou créateurs de contenus. Près d’un Français sur cinq déclare qu’un influenceur sur les réseaux sociaux peut le pousser à acheter un livre. Ce chiffre grimpe à 44 % chez les 15-24 ans et à 37 % chez les 25-34 ans. Pour ces jeunes générations, le poids de ces influenceurs est aussi important que celui des critiques professionnelles, institutionnalisées, redéfinissant ainsi le paysage de la prescription littéraire.
Mais qui sont ces nouveaux prescripteurs ?
L’émergence de ces influenceurs littéraires
Ils s’appellent Victoire (@Nous_les_lecteurs), Audrey (@lesouffledesmots) ou Polat (@polatandhisbooks) et cartonnent sur Instagram et TikTok, suivis par des dizaines de milliers d’internautes. Ces bookstagrameurs (contraction de book et instagrameur) et booktokeurs (pour book et tiktokeur), amoureux des livres, partagent leurs coups de cœur littéraires en toute simplicité, souvent avec des critiques pleines d’enthousiasme, ponctuées de photos et vidéos personnelles et parfois maladroites.
Leur discours, très émotionnel, est à mille lieues des critiques professionnelles. L’argumentation analytique est peu présente, c’est l’authenticité perçue par leurs abonnés et la popularité acquise sur les réseaux qui comptent. Ces influenceurs font figure de bons copains qui partagent leurs bons plans lecture, comme dans une véritable relation interpersonnelle. Cette illusion d’intimité dans la relation est au cœur de la théorie de l’interaction parasociale.
Ces influenceurs sont devenus des alliés incontournables des stratégies marketing des éditeurs et en particulier sur les segments de la new romance, genre très prisé sur les réseaux sociaux. Au même titre que les critiques institutionnalisées, ces influenceurs sont destinataires de livres en avant-première, invités aux événements presse et aux soirées de lancement et font l’objet de multiples attentions, comme l’envoi de cadeaux.
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Aujourd’hui, jusqu’à 20 % du budget marketing de certains livres est consacré au marketing d’influence, comme l’indique la direction marketing des éditions Robert Laffont. Même les librairies et grandes surfaces culturelles suivent le mouvement, avec des tables spécialement dédiées aux livres qui cartonnent sur TikTok.
L’impact des hashtags #booktok ou #bookstagram sur les ventes est très souvent évoqué dans la presse. Certains genres littéraires connaîtraient ainsi un véritable engouement auprès des lecteurs grâce aux réseaux sociaux et à ces influenceurs. Parmi eux, la new romance, qui a littéralement explosé en 2023 avec un marché doublé pour atteindre 150 millions d’euros. Mais ces hashtags ne se limitent pas aux œuvres contemporaines. Des auteurs classiques comme Franz Kafka ou Jane Austen connaissent une résurgence inattendue, générant des millions de vues et de partages à travers des milliers de vidéos célébrant leurs écrits.
Comment expliquer leur pouvoir auprès des lecteurs ?
Si de nombreuses études se sont intéressées aux critiques institutionnalisées pour mettre à jour les raisons de leur influence sur les lecteurs, peu d’études académiques explorent la question de la prescription par les influenceurs. Notre recherche comble ce manque et explore comment ces influenceurs littéraires façonnent les choix de lecture de leurs abonnés. À partir d’un modèle basé sur la théorie de la source, qui souligne que la crédibilité d’une source a un impact significatif sur la persuasion et l’efficacité d’un message, nous montrons que leur pouvoir d’influence repose sur leur crédibilité perçue par les lecteurs.
Plus les influenceurs seront perçus comme crédibles par les audiences plus les recommandations de lecture qu’ils formulent seront de nature à impacter les lecteurs. Cependant, nous montrons que cette relation est variable selon d’une part la popularité de ces influenceurs (induite par le nombre de followers de ces derniers) et d’autre part par les habitudes de lecture des lecteurs, et en particulier l’omnivorisme des lecteurs, c’est-à-dire leur appétence pour des genres littéraires variés.
Une étude expérimentale menée auprès de 280 lecteurs français consultant des publications d’influenceurs littéraires sur Instagram révèle plusieurs résultats. D’une part, la crédibilité de l’influenceur a un effet direct sur l’intention de lire un livre, surtout lorsque celui-ci dispose d’une base d’abonnés modeste. Ainsi, quand l’influenceur est peu connu, les lecteurs se fient davantage à l’expertise perçue pour juger des recommandations, la crédibilité devenant un élément déterminant dans le changement des intentions comportementales.
À l’inverse, lorsque l’influenceur jouit d’une grande popularité, l’effet de sa crédibilité sur les intentions de suivre la recommandation disparaît. La popularité de l’influenceur semble alors servir d’heuristique de décision, c’est-à-dire de « raccourci cognitif », pour le public. Ce phénomène s’explique par l’effet bandwagon : les utilisateurs d’Internet sont plus sensibles aux recommandations qui ont déjà été approuvées par un grand nombre d’autres utilisateurs.
D’autre part, la diversité des genres lus par les lecteurs – leur omnivorisme – n’a pas d’impact majeur : la popularité reste le facteur clé. Toutefois, pour les influenceurs moins populaires, leur crédibilité joue un rôle plus important chez les lecteurs omnivores que chez ceux spécialisés dans un seul genre littéraire.
En définitive, notre étude montre que l’influence prescriptive exercée par les bookstagrammeurs est fermement ancrée dans leur crédibilité perçue. Leur pouvoir ne repose pas sur l’expertise traditionnelle mais sur une crédibilité fondée sur l’authenticité et la proximité émotionnelle. Si cette nouvelle forme de recommandation séduit les jeunes lecteurs, elle interroge aussi sur l’avenir du livre : entre influence numérique et savoir institutionnalisé, la lecture devient-elle un produit de consommation comme un autre ou une nouvelle voie pour reconnecter les générations à la culture ?
Florence Euzéby, Maitresse de conférences en sciences de gestion, IAE La Rochelle; Juliette Passebois-Ducros, Professeure des Universités, IAE de Bordeaux, IAE Bordeaux et Sarah Machat, Maitresse de conférences en Marketing, La Rochelle Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.