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Les grèves en France : un impact limité sur l’économie depuis 50 ans – The Conversation

Patrice Laroche, IAE Nancy School of Management – Le 30 janvier 2023

Le 19 janvier dernier, entre 1,12 et 2 millions de Français ont manifesté sur tout le territoire contre le projet de réforme des retraites du gouvernement et une nouvelle journée d’action est prévue le mardi 31 janvier. Ces grèves auront-elles des répercussions sur l’économie en général et les entreprises en particulier dans un contexte déjà marqué par une inflation élevée et une croissance en berne ?

Dans une perspective historique, la recherche montre que, si l’économie peut enregistrer des pertes à court terme, les grèves nuisent peu à la croissance à long terme.

Déjà, il faut noter que le nombre de jours de grèves pour 1 000 salariés a drastiquement diminué depuis 1970 et que la croissance a connu des trajectoires bien distinctes, comme l’illustrent les figures ci-dessous :

Au global, l’impact économique des grèves reste donc le plus souvent circonscrit à la période de mobilisation et les pertes enregistrées sont généralement vite compensées les mois suivants. D’un point de vue macro-économique, l’impact va en réalité dépendre de l’ampleur et de la durée des conflits.

À titre illustratif, l’impact des grèves de novembre 1995 contre le plan Juppé et sa réforme des retraites a été inférieur à 0,2 point de perte de croissance du PIB au niveau national sur le quatrième trimestre de l’année alors que le mouvement social a duré trois semaines.

Quant au mouvement social de novembre 2007 contre la réforme des régimes spéciaux de retraite, il a mobilisé davantage de personnes qu’en 1995 mais n’a duré que 10 jours, engendrant un recul d’environ 0,2 point de PIB totalement compensé par la suite.

Autrement dit, si l’on constate un recul de la consommation des ménages et un ralentissement de l’activité de certaines entreprises au moment de la grève, cet effet n’est pas durable dans le temps.

Les investisseurs étrangers toujours aussi présents

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les mouvements sociaux ne nuisent en outre que très peu à l’attractivité de la France aux yeux des investisseurs étrangers. L’observation simultanée de l’évolution des grèves et des flux d’IDE entrants (investissements directs étrangers) sur de longues périodes montre que les montants ne sont pas proportionnément plus faibles que ceux observés dans des pays dix ou vingt fois moins enclins à la grève comme l’Allemagne ou l’Espagne.

Par exemple, la forte mobilisation de 2010 contre la réforme des retraites portée par Éric Woerth qui avait conduit plus d’un million de personnes dans la rue ne s’est pas traduite par un recul durable de l’investissement étranger en France, comme en témoignent les chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) : les flux entrants d’investissements étrangers s’élevaient à environ 14 milliards de dollars en 2010 pour atteindre près de 32 milliards l’année suivante et 34 milliards en 2012.

En revanche, les effets des grèves se ressentent plus fortement au niveau des entreprises qui peuvent subir des pertes sèches lorsque ces grèves les concernent directement, comme c’est le cas parfois dans l’industrie et le transport. Mais qu’en est-il exactement ? Quelles sont les répercussions des grèves sur les entreprises, notamment sur leurs résultats économiques ?

Les entreprises fragilisées

Les grèves peuvent fragiliser les performances économiques des entreprises de plusieurs façons. Tout d’abord, les grèves entraînent directement des perturbations dans les entreprises qui y sont confrontées. En effet, les cessations concertées du travail par les salariés d’une entreprise ont des répercussions directes sur sa production et par conséquent sur ses résultats économiques. Les entreprises du transport, par exemple, subissent régulièrement des mouvements de grèves qui affectent directement leurs résultats économiques. En octobre 2018, par exemple, les grèves qui ont touché les secteurs du rail et de l’aérien, ont réduit de presque 2 % le volume de la production marchande de transport et notamment le transport de voyageurs (-6,5 %).

Plus spécifiquement, les 15 jours de grève à Air France ont coûté près de 335 millions d’euros à la compagnie aérienne. Par ailleurs, les grèves peuvent également perturber certaines infrastructures comme les dépôts de carburants, le réseau ferroviaire ou encore les ports provoquant des difficultés d’approvisionnement et affectant indirectement toutes les entreprises.

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Les grèves dans les raffineries, au mois d’octobre dernier, ont fait chuter la production industrielle de 2,1 % selon les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Tous les secteurs d’activité ont d’ailleurs parallèlement enregistré un recul de leur activité. Au-delà du secteur industriel, les mouvements sociaux dans le secteur du transport (SNCF, RATP, Air France…) fragilisent souvent l’ensemble des activités liées au tourisme comme l’hôtellerie-restauration, l’artisanat et le commerce.

Enfin, l’activité des entreprises peut être affectée par la mise en place de pratiques de travail plus restrictives ou à des revalorisations salariales en réponse aux revendications portées par les grévistes. C’est le cas lorsque la grève aboutit à des accords finançant des frais de personnel qui ne sont pas toujours compensés par des gains de productivité.

Dans un contexte marqué par une inflation élevée, on assiste d’ailleurs depuis plusieurs mois à une montée des revendications salariales dans de nombreuses entreprises. En octobre dernier, par exemple, la confédération générale du travail (CGT) a lancé un appel à la grève chez Geodis (une filiale de la SNCF) afin d’exiger un meilleur partage des richesses en réclamant une hausse des salaires, une revalorisation des primes ainsi qu’un rattrapage pour les bas revenus. Un accord a finalement été trouvé avec la direction.

Le recours à la grève s’est toutefois beaucoup affaibli ces dernières années et ses effets sont certainement moins marquants qu’auparavant. Les spécialistes avancent plusieurs explications. La stabilisation du taux de syndicalisation à l’un des plus bas niveaux en Europe, les transformations du monde du travail avec la tertiarisation puis l’ubérisation de l’économie, la montée du chômage, le coût financier que cela peut représenter pour les grévistes et… le télétravail, qui évite notamment les désagréments dans les transports et réduit de facto l’impact de la grève sur l’opinion.

Cependant, le politologue Tristan Haute nuance cette idée : en effet, si les télétravailleurs peuvent être régulièrement isolés de leur collectif de travail, il n’en demeure pas moins qu’ils participent autant que les autres aux actions collectives lorsqu’elles se présentent.

La grève rend-elle plus productif ?

Cela étant, la grève peut aussi être considérée comme une forme d’expression visible d’un manque de coopération. Les grèves seraient des manifestations extérieures d’un malaise qui se traduirait dans l’entreprise par un faible moral des salariés, des taux élevés d’absentéisme, des refus de coopérer volontairement avec l’employeur, etc. Dans cette perspective, la grève peut présenter un effet positif sur la productivité du travail en permettant de résoudre certains conflits, ce qui permettrait d’améliorer le moral des salariés et leur coopération.

Contrairement aux options d’« exit » temporaire (absentéisme, sabotage, indiscipline, etc.) ou permanent (démissions), l’expression des salariés serait associée à des niveaux plus élevés de satisfaction et d’investissement dans le travail.

L’économiste Jérémy Tanguy constate ainsi un effet non linéaire des grèves sur la productivité du travail : en France, les mouvement sociaux ont d’abord un effet positif puis décroissant, voire négatif, au-delà d’un certain nombre de grèves dans l’entreprise (qu’il évalue à 5 par an). Selon le chercheur :

« Cet effet positif d’une fréquence modérée des grèves sur la productivité du travail peut s’interpréter à travers leur rôle dans l’apport d’un mécanisme d’expression collective, supposé bénéfique pour la coopération et l’effort des salariés dans l’entreprise. »

Ces premiers résultats dans le contexte français, rares dans la littérature scientifique, nécessiteraient à présent d’être approfondis et analysés dans un temps plus long.

En définitive, les grèves ont des effets limités sur la croissance économique car l’activité perdue est rattrapée rapidement dans les mois qui suivent les cessations de travail. La situation est différente au niveau microéconomique où certaines entreprises peuvent subir des pertes économiques sérieuses. Cependant, contrairement aux idées reçues, les conséquences des grèves sur la productivité des entreprises ne sont pas systématiquement négatives.

Patrice Laroche, Professeur des Universités en sciences de gestion, IAE Nancy School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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