Experts en Management
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Nico Didry, Université Grenoble Alpes (UGA); Dominique Kreziak, IAE Savoie Mont Blanc et Isabelle Frochot, Université de Bourgogne – UBFC, Le 16 mars 2023
Même si l’origine de la musique électronique remonte aux années 1950 et 1960, c’est véritablement dans les années 80 et 90 avec les mouvements house et techno et le développement de la rave culture, qu’elle a conquis un large public, en France et à travers le monde. La génération des fans d’électro qui avaient 20 ans dans les années 80-90 en ont maintenant 50 ou plus encore. Ils continuent à écouter Laurent Garnier et autres légendes. Néanmoins, l’électro garde une image associée à un public jeune, notamment du fait que les festivals, dont Tomorrowland, créé en Belgique en 2003 et qui a depuis essaimé dans le monde entier, véhicule cette idée au travers de sa communication ne mettant en scène que des festivaliers de 20-30 ans.
Or, la communauté électro et donc celle des festivaliers s’est élargie. Nombre de quadragénaires et quinquagénaires souhaitent fréquenter les festivals électro, de la même manière qu’ils fréquentent les festivals de musiques actuelles (35 ans de moyenne d’âge). Une récente étude menée aux États-Unis montre que 67 % des gens pensent qu’on n’est jamais trop vieux pour faire la fête, et même 72 % pour aller voir des concerts durant plusieurs jours.
Comment se passe cette cohabitation entre différentes générations ? Se sent-on légitime dans un festival électro quand on est quadragénaire ou quinquagénaire ? Nous avons essayé de le découvrir au festival « Tomorrowland Winter ».
L’édition hiver du grand festival belge Tomorrowland se tient à l’Alpe d’Huez, la station de ski de l’Isère, fin mars, depuis 2019. La moyenne d’âge des festivaliers est de 32 ans, ce qui est élevé pour un festival EDM (electro dance music) : 27 ans pour Tomorrowland Summer, 24 ans pour Electrobeach festival, par exemple. Il s’explique notamment par le fait que l’accès au festival est interdit aux moins de 18 ans, mais surtout par le coût important du pack billet d’entrée + skipass pour les remontées mécaniques (465 euros pour quatre jours, 615 euros pour sept jours) auquel il faut ajouter l’hébergement dans la station. Les quadra et quinquagénaires y sont en nombre et côtoient les plus jeunes générations.
En observant l’expérience des participants de l’édition 2022 du festival Tomorrowland Winter, nous avons pu identifier deux formes de cohabitation intergénérationnelle.
La première, que l’on qualifiera de cohabitation « voulue », concerne les groupes d’amis ou les groupes familiaux, qui se déplacent ensemble pour le festival. Dans les groupes d’amis rencontrés, l’âge des différents membres varie de 25 à 47 ans. Pour les familles, ce sont les parents quinquagénaires qui viennent avec leurs enfants de 18-25 ans à l’instar de Théo (19 ans) : « Je trouve vraiment cool d’être ici avec mes parents, on est ensemble toute la semaine, on ski puis on va écouter les mêmes DJ’s. »
Le second type de cohabitation intergénérationnelle peut être qualifié d’inter-groupe, c’est-à-dire qu’il concerne les groupes de jeunes qui côtoient des festivaliers plus âgés. On parlera ici de cohabitation subie. Même si, selon l’heure ou la programmation, les groupes de jeunes ou de plus âgés peuvent ne pas se placer au même endroit, ces groupes se côtoient régulièrement sur les différents espaces du festival.
On peut clairement identifier une forme de bienveillance des plus jeunes vers les plus âgés. Ce que nous avions observé en amont du festival sur les réseaux sociaux et notamment les groupes Facebook relatifs à Tomorrowland s’est confirmé lors des observations et des entretiens conduits pendant le festival. Même si nombre de jeunes festivaliers étaient parfois surpris de la (forte) présence de festivaliers plus âgés comme ce groupe d’étudiants de 25 ans de l’EDHEC (« on ne s’attendait pas à être les plus jeunes »). La présence des 40-50 ans est finalement perçue positivement par ceux-ci.
Les effets de cette cohabitation entre ces deux publics sont intéressants à analyser, et c’est sur les plus jeunes (les 20-30 ans) qu’elle a le plus d’impact, au-delà du plaisir partagé. En effet, la présence des plus âgés est perçue comme rassurante pour eux et ceci à deux niveaux. Elle a un impact sur la qualité de l’expérience vécue notamment grâce à la sensation de sécurité que les aînés procurent aux plus jeunes : « On trouve ça top, le nombre de darons, c’est mieux qu’avec des gamins de 18 ans, ils sont plus respectueux, moins cherche merde » (Anthony, 27 ans).
D’autre part, la présence de festivaliers de 50 ans qui font la fête et se déguisent est aussi rassurante car elle permet aux plus jeunes de se projeter dans le futur. Emi, 30 ans, déclare ainsi : « J’espère pouvoir faire pareil que vous à 50 ans ». Pour les 40-60 ans, c’est la perception de soi qui se voit impactée par la cohabitation avec les jeunes. Le fait de danser, boire, se déguiser comme les 20-30 ans, d’écouter les mêmes DJ’s, évoluer dans le même contexte, le même environnement permet de continuer à se sentir jeune. « J’ai 47 ans, mais je suis plus jeune dans ma tête » (Vincent, fan d’électro). Est-ce aussi le signe d’une société adulescente ou âgiste dans laquelle on ne veut pas vieillir ?
La présence des plus jeunes n’affecte à priori pas la légitimité des quinquagénaires voire même des sexagénaires présents sur le festival. Pour eux, « il n’y a pas d’âge pour le TML », « C’est l’âge de l’esprit qui compte là-bas » (Manu, 49 ans). Ils ne se posent pas forcément la question, et sont très à l’aise dans le festival dont ils adoptent les codes notamment concernant la tenue vestimentaire, ce qui est aussi à mettre en relation avec le privilège de classes éduquées/dominantes qui tendent à se sentir à leur place partout. Le fait que le groupe des quadras-quinquas soit conséquent renforce cette légitimité : comme le dit un participant du forum des spectateurs « T’inquiète, les cinquantenaires seront là ! 57 ans et deuxième festival Tomorrowland Winter ! »
Cette bonne cohabitation entre les 20-30 ans et les 40-60 ans dépend cependant d’un lissage des différences liées à l’âge dans l’expérience de festival. C’est l’adoption des mêmes logiques de consommation par chacune des générations qui permet principalement de gommer cette différence d’âge.
Une première condition concerne le respect des codes culturels, des normes sociales de la communauté (les « people of Tomorrow ») que la marque Tomorrowland a su distiller et faire intégrer à ses fans et festivaliers. Le fameux PLUR (peace, love, unity and respect), valeurs de la communauté rave et electro est ici repris par le festival avec le slogan « live, love, unite ». Ces valeurs sont mises en avant par la communication, les vidéos, les speakers, et même les DJ’s.
De plus, l’adoption du déguisement permet non seulement de montrer son appartenance à la communauté, mais aussi son implication et un état d’esprit ludique. De très nombreux « darons festivaliers » sont déguisés et donc adoptent les codes de la « jeune » communauté des people of tomorrow, dans une forme de jeu avec l’âge, proche de l’inversion dans la tradition carnavalesque.
Enfin, la seconde condition à cette bonne cohabitation est le fait de ne pas afficher de supériorité de la part des plus âgés sur les plus jeunes. Cette supériorité pourrait se situer au niveau financier et créer des tensions dès lors qu’elle est montrée de manière ostentatoire. Mais elle pourrait aussi se faire ressentir au niveau de l’attitude, si les plus âgés estimaient avoir un besoin de respect supérieur, et développaient une attitude condescendante ou dominante vers les plus jeunes, la symbiose serait alors rompue.
Le festival Tomorrowland, à travers la culture qu’il diffuse et les différents publics qu’il rassemble, réussit le pari de réunir dans un festival de musiques électroniques des générations qui cohabitent sans difficulté. Les relations entre différentes générations montrent que cette relation fonctionne dans les deux sens et que chaque génération se voit dans le regard de l’autre avec respect et bienveillance. Cette dynamique s’inscrit dans un respect tacite de codes et de normes qui posent les bases de cette cohabitation réussie.
Nico Didry, Maître de conférences en ethnomarketing, Stratégies Economiques du Sport et du Tourisme, CREG, Université Grenoble Alpes (UGA); Dominique Kreziak, Maîtresse de conférences en sciences de gestion, IAE Savoie Mont Blanc et Isabelle Frochot, Maître de Conférences HDR – Comportement du Consommateur, Université de Bourgogne – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.