Dans l’imaginaire populaire, le courage renvoie à une qualité « exceptionnelle » endossée par certains individus, alors érigés en « héros » ou « héroïnes ». En entreprise, cette vertu est ainsi souvent associée aux lanceurs d’alerte, à l’instar de Laurent Garcia dans l’affaire Orpea, ou encore d’Edward Snowden, ancien agent de la CIA. Parallèlement, les organisations s’interrogent de plus en plus sur les bienfaits d’initiatives destinées à responsabiliser les équipes, par l’adoption de modes de fonctionnement plus horizontaux, démocratiques, parfois dits « libérés ».
L’entreprise libérée se révèle être un cas intéressant de l’exercice du courage au travail car en rendant ses salariés plus autonomes, elle cherche aussi à les responsabiliser, c’est-à-dire à leur faire prendre des décisions qu’ils devront pleinement assumer, exigeant alors plus de courage de la part de tous. Ainsi, on peut admettre qu’à la décentralisation de la prise de décision dans les organisations libérées s’ajoute une décentralisation, un « partage » du courage.
Une telle redistribution des responsabilités invite donc naturellement à questionner la définition « héroïque » du courage, pour réfléchir aux conditions d’un partage de son exercice en entreprise. À quoi ressemblerait un courage plus « ordinaire », qui ne reposerait pas sur des figures d’exception et se manifesterait davantage dans des situations du quotidien ?
Retour aux sources avec Aristote
Pour redéfinir le courage dans ce sens, un retour aux sources par la pensée d’Aristote paraît opportun. Celui-ci théorise le courage, à l’instar des autres vertus dites de caractère (par exemple, la tempérance, la magnanimité), comme une « disposition à agir » qui peut se développer, plutôt que comme un attribut attaché à certains individus. Autrement dit, pour Aristote, le courage s’apprend par la pratique. À force d’entraînement, de répétition, tout un chacun peut se montrer plus courageux.
Autre point clef de l’approche aristotélicienne : sa lecture situationnelle de l’éthique. Pour Aristote, il n’y a pas d’acte courageux dans l’absolu mais bien une réponse courageuse à une situation donnée. Pour aider les acteurs en entreprise à identifier la chose courageuse à faire, il est donc question de les éduquer moralement, en les amenant progressivement à mieux lire les situations qu’ils rencontrent.
Il s’agit d’entraîner trois aptitudes :
la capacité à surmonter ses peurs – c’est la gestion de cette émotion qui permet de distinguer le courage d’autres vertus (par exemple, la tempérance, elle, porte sur la colère),
la capacité à délibérer sur la chose adéquate à faire,
la capacité à justifier ses actions par des buts louables, qui dépassent le simple intérêt personnel (par exemple, pour garantir des relations harmonieuses au travail).
Pour étudier comment une telle éthique se manifeste concrètement dans des situations du quotidien, une recherche de terrain se révèle incontournable. Équipés de cette grille de lecture aristotélicienne, nous avons donc mené une étude comparative auprès de salariés et de managers de trois entreprises françaises « libérées » (toutes les personnes citées ci-dessous sont coaches en transformations managériales).
Oser être, et assumer son authenticité
Les résultats de notre étude ont permis dans un premier temps de définir plus précisément le courage individuel autour de trois dimensions. Un premier aspect consiste à « oser être », une démarche intrinsèquement liée à la connaissance profonde de ses convictions comme l’explique une des personnes interrogées :
« Être authentique, c’est ne pas porter de masque. Cela signifie que je suis la même personne à la maison, la même personne avec mes amis, la même personne au travail. Cela signifie que je n’essaie pas de me donner en spectacle, que je n’essaie pas d’agir différemment parce que j’ai l’impression qu’on attend de moi que je me comporte d’une certaine manière. Bien sûr, dans ces différentes situations, je ne suis pas exactement la même personne, mais je peux exprimer mes émotions, je peux exprimer mes doutes, je peux exprimer mes joies, et je peux avoir des faiblesses et des forces aussi… » (Dimitri, 32 ans)
Parmi les entreprises étudiées, Fly the Nest a d’ailleurs établi cette idée comme le premier principe pour devenir membre de l’équipe :
« Principe 1, se connaître et se gérer : se connaître afin de pouvoir expliquer ce qui se passe pour soi et demander de l’aide lorsque cela est nécessaire. Se connaître c’est aussi être “au clair” sur sa raison d’être individuelle. Se gérer, c’est être responsable de soi et de ses besoins pour ne pas “imposer” quoi que ce soit au collectif. »
« L’oser être » est donc un acte de réflexivité et d’introspection, nécessitant un engagement sincère pour définir les convictions et valeurs que l’on veut défendre et transmettre par son travail ainsi que les limites morales que l’on s’impose afin d’éviter de se retrouver dans des situations inconfortables.
Oser dire, et exprimer sa vulnérabilité
Après avoir embrassé son authenticité, le courage se manifeste dans le « oser dire ». Cette étape complexe peut prendre différentes formes complémentaires. D’abord, il s’agit d’oser exprimer des désaccords lorsque quelque chose ne concorde pas avec ses convictions profondes. C’est aussi oser partager ses doutes et questionnements, reconnaissant ainsi une forme de vulnérabilité. Enfin, c’est oser dire aux autres lorsque l’on est convaincu qu’un enjeu doit être discuté, s’inscrivant dans le rôle de « truth teller ».
Par exemple, chez FlexJob, le sujet de la rémunération a conduit à articuler ces différentes formes d’oser dire lorsque l’équipe a décidé de mettre en place un processus d’autodétermination collective des salaires. Chacun des membres de l’équipe rédige une lettre d’intention indiquant son souhait d’augmentation. Cette lettre est ensuite lue au groupe et soumise à la sollicitation de leur avis.
Ces premières étapes nécessitent le courage d’exprimer son souhait d’augmentation salarial, justifié par la valeur que l’on pense apporter à l’équipe, et de formuler des retours sur les souhaits des collègues, des situations délicates comme le montre le témoignage suivant :
« L’autodétermination, ça nous demande beaucoup de courage. On a déjà énormément de courage à oser parler de ce sujet-là en collectif, à oser dire pourquoi on se positionne, à ce qu’on prenne des décisions fortes qui nous augmentent notre masse salariale et qui nous contraignent à faire des objectifs plus ambitieux pour qu’uniquement certaines personnes d’entre nous s’augmentent et pas d’autres. » (Dimitri, 32 ans)
Oser agir, et faire preuve d’exemplarité
La troisième déclinaison du courage individuel que nous avons pu observer consiste à « oser agir », et vise à assurer l’alignement entre ses convictions personnelles et ses actions. Cela passe parfois par des arbitrages difficiles entre développement de l’activité et respect de ses valeurs. Il est arrivé par exemple aux personnes interrogées de demander au collectif de refuser la demande d’un client, car les objectifs de la mission n’étaient pas alignés avec les valeurs du leader du projet, plaçant alors l’équipe dans une situation financière risquée. Le « oser agir » peut aussi passer par des décisions difficiles à prendre, comme l’illustre le verbatim suivant :
« Vendredi, pas celui-là, mais celui d’avant, j’ai pris la décision de mettre fin à une période d’essai. Tu vois, je me suis dit que ce n’était plus possible. Et ça m’a quand même marqué, je me suis dit : “J’écris noir sur blanc, voilà ma proposition, et c’est ça et pour telle raison”. Est-ce que vous avez des réactions ? Des objections ? Non, il n’y en a pas eu. Bon, OK, go ! On y va, on déclenche. Vis-à-vis de la personne, je ne me suis pas défilée, c’est moi qui porte cette proposition donc c’est moi qui provoque le point et j’ai expliqué pourquoi… » (Jeanne, 41 ans)
De tels comportements perçus comme courageux ont vocation à produire de l’exemplarité et donc à être intégrés progressivement dans la culture collective de l’entreprise.
Tenir compte de ses peurs
Nous avons rattaché ces trois principes d’action à la vertu du courage plutôt qu’une autre justement parce que les situations auxquelles ils renvoient s’accompagnent de leur lot de risques à prendre, de craintes à surmonter. À nouveau, il n’y a pas de courage sans peur pour Aristote. L’art de la prudence aristotélicienne (aussi dite « sagesse pratique ») invite à tenir compte de ses peurs dans une juste mesure. Cela signifie qu’il ne faut ni les refouler – ce qui ferait basculer dans la témérité – ni les exagérer – signe de lâcheté. Cela doit conduire à évaluer leur bienfondé pour ensuite y apporter une réponse dûment motivée.
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Notre étude met en avant l’existence de deux grandes craintes derrière l’exercice d’un courage individuel « plus ordinaire », fortement en lien avec la relation à autrui.
Tout d’abord, ce courage individuel peut parfois être perçu comme une poussée d’autorité de quelqu’un qui affirme des idées fortes, mais sans prendre en compte celles des autres. Par exemple, une des équipes interrogées a dû prendre une décision quant à la location d’un espace connexe au leur. Bien que l’équipe eût fixé au préalable un loyer maximum, les personnes impliquées dans le projet, dans l’urgence de la situation, ont finalement décidé de l’outrepasser légèrement pour ne pas perdre l’opportunité :
« Il a fallu aller vite sur le projet d’espace et donc on a pris une décision rapide. Et la décision rapide n’a pas toujours été vécue comme une décision complètement partagée. Ça a interrogé un petit peu notre gouvernance. Il fallait peut-être faire preuve de courage, de prendre une décision rapide, au risque d’avoir une dynamique participative qui était mise à défaut. Et on en a discuté, ça a fait des remous. […] Parfois ce qui peut être vu et vécu par certains comme du courage peut être vécu par d’autres comme du passage en force ou des prises de décisions hâtives ou non éclairées ». (Jérôme, 34 ans)
Deuxièmement, l’oser dire peut parfois mettre en péril les relations, commerciales ou internes à l’organisation, si la communication n’est pas correctement formulée ou mal interprétée :
« Moi, je pense avoir manqué de courage à certains moments. Par peur du conflit. Le risque de rompre une relation et un lien relationnel me fait perdre mon courage. […] Quand je refais l’histoire, il y a des décisions que je prendrais plus vite et où j’ai manqué de courage, notamment dans certaines ruptures conventionnelles qui auraient dû être des fins de période d’essai beaucoup plus tôt, en fait. Mais on apprend. » (Marine, 31 ans)
Pour résumer, un courage plus ordinaire en entreprise semble possible en le mettant au service d’un leadership partagé, qui encourage (sans mauvais jeu de mots) chacun à endosser les valeurs d’authenticité, de vulnérabilité et d’exemplarité. Une culture « libérée », qui sacralise le droit à l’erreur, favorise l’écoute et promeut la délibération, sera bienvenue pour aider les acteurs à surmonter les risques relationnels que soulève le partage de l’exercice de cette vertu.
Ce projet de recherche est soutenu par la Fondation Université Savoie Mont Blanc.
Clara Letierce, Enseignante-Chercheure en Management Stratégique, Burgundy School of Business ; Anne-Sophie Dubey, Docteure en sciences de gestion/éthique des affaires et chercheure associée, École polytechnique; Caroline Mattelin-Pierrard, Maître de conférences en sciences de gestion et du management, Université Savoie Mont Blanc et Matthieu Battistelli, Maitre de conférences en sciences de gestion, IAE Savoie Mont Blanc
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.