Experts en Management
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Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School, le 5 avril 202214
Après presque un mois et demi de conflit, malgré les innombrables destructions et pertes qu’a connues l’Ukraine, la Russie nie toujours y avoir déclenché une guerre, reconnaissant seulement mener une « opération spéciale » visant exclusivement des « nazis ».
En parallèle, les négociations russo-ukrainiennes se poursuivent en Turquie, dans une ambiance particulièrement tendue. Fin mars, lors d’un précédent round de négociations, deux membres de la délégation ukrainienne, ainsi que l’oligarque Roman Abramovitch, présent en tant qu’intermédiaire, auraient subi une tentative d’empoisonnement qui n’a cependant pas mis leurs jours en danger. Depuis, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, interdit à ses délégués de boire ou manger quoi que ce soit, et leur conseille même d’éviter de toucher les surfaces de la salle.
Côté occidental, après les bombardements massifs de Marioupol qui ont détruit près de 95 % de cette grande ville du Sud-Est ukrainien, quelques espoirs étaient nés de l’engagement russe de « réduire fondamentalement l’activité militaire ». Espoirs douchés par des bombardements ultérieurs dans l’Ouest de l’Ukraine, qui ont notamment visé Lviv. Néanmoins, le rythme du conflit se ralentit en matière de mouvement russe ; mais est-ce pour autant un signe de la volonté de Moscou d’avancer vers un cessez-le-feu ? Rien n’est moins sûr.
Comment interpréter les manœuvres actuelles de l’armée russe ? Assiste-t-on à un repli qui pourrait être le prélude à une cessation des hostilités, ou à un redéploiement visant à stabiliser les zones conquises et à restructurer et ravitailler des forces épuisées par près d’un mois et demi de combats face à une résistance ukrainienne nettement plus solide que prévu ?
En outre, une large part des territoires désinvestis a fait l’objet de pose de mines, et le « repli » russe s’est accompagné de sinistres découvertes comme dans la ville de Boutcha, au nord-est de Kiev, où de nombreux corps de civils tués par balles ont été retrouvés, certains ayant les mains attachées dans le dos. Les autorités ukrainiennes accusent Moscou de « génocide », alors que les Russes affirment en retour que ce sont les Ukrainiens eux-mêmes qui ont perpétré et mis en scène ces tueries.
En tout état de cause, le repli russe, effectif autour de Kiev, n’est pas aussi évident dans le Nord-Est de l’Ukraine. Plus au sud, la pression reste forte sur Marioupol, quasiment rasée, mais toujours pas entièrement conquise, tandis que Kherson (plus à l’ouest, à une centaine de kilomètres au nord de la Crimée) demeure aux mains des Russes, qui disposent toujours de troupes sur la rive droite du Dniepr.
Ces derniers mouvements de repli marquent aussi une volonté de renforcement des positions gagnées par Moscou dans l’Est. Cette approche permettrait aux Russes d’adopter une « défense active » s’inscrivant dans une guerre d’attrition – c’est-à-dire une guerre au cours de laquelle la stratégie consiste à remporter la victoire en usant longuement les forces et les réserves ennemies –, pratique plus familière à l’armée russe que les opérations visant à gagner des territoires.
Néanmoins, dans le Donbass, deux villes qui ne sont toujours pas tombées sous contrôle russe, Slaviansk et Severodonetsk, emportent une charge symbolique forte, car disputées de longue date à l’Ukraine par les séparatistes. Une offensive russe pourrait bientôt y avoir lieu.
Si ce repli (qui constitue, paradoxalement, l’opération militaire russe la mieux menée depuis le début du conflit) pourrait permettre à la Russie de regrouper ses forces et de restructurer ses troupes, on peut légitimement penser que l’Ukraine en fera de même et que le départ des soldats russes des abords de la capitale pourrait renforcer l’esprit combatif des militaires et de la population ukrainiens. C’est probablement un des aspects qui a motivé les frappes en profondeur ayant visé notamment des dépôts de carburant dans la ville de Lviv, où se massent nombre de réfugiés.
Un élément est tout particulièrement à prendre en compte pour évaluer les développements possibles du conflit : les ressources humaines dont dispose la Russie et l’agenda politique du Kremlin, qui souhaite absolument pouvoir annoncer une victoire à sa population à assez brève échéance.
Le 1er avril a démarré en Russie une période de conscription qui devrait s’étendre jusqu’à la mi-juillet et concerner 134 500 jeunes.
La Russie n’ayant pas déclaré la guerre, elle ne pourra pas retenir les conscrits contre leur volonté pour raison d’État – tout du moins pas de manière officielle. Il reste toutefois possible de faire pression sur des conscrits pour qu’ils signent des contrats de « volontaires » qui permettent de les envoyer au front.
En outre, puisqu’elle refuse de reconnaître qu’elle est en guerre, la Russie s’interdit par là même de déclencher la loi martiale. Il lui est donc impossible de proclamer une mobilisation nationale et de lever des hommes de manière massive et de faire assumer un effort de guerre au pays pour produire le matériel nécessaire.
Cela ne signifie pas pour autant que la Russie soit au bout de ses ressources ; seulement que la poursuite de la guerre sur une grande échelle sera délicate à tenir.
La présence de « troupes auxiliaires » comme les mercenaires syriens ou les hommes de la société militaire privée Wagner pourrait s’inscrire dans ce besoin de bénéficier de troupes additionnelles. En outre, les représentants de ces formations tués au combat ne sont pas comptabilisés dans les bilans officiels de l’armée russe, ce qui permet au Kremlin de minimiser officiellement ses pertes et de ne pas en assumer le coût financier auprès des familles (celles des soldats tombés au front étant dédommagées).
Pour que le Kremlin déclare l’état de guerre, il faudrait qu’il puisse mesurer le soutien populaire dont bénéficierait une telle décision. Or, dans un contexte où l’expression de toute critique à l’égard des agissements de l’armée en Ukraine est sévèrement réprimée, il est aujourd’hui très difficile non seulement pour les observateurs extérieurs, mais aussi pour le pouvoir russe, de disposer d’éléments relativement fiables quant aux véritables sentiments de la population. De nombreuses sources font état d’un moral désastreux au sein de l’armée russe. Là encore, il est difficile de se prononcer avec certitude quant à la réalité et l’ampleur de cet état de fait.
Côté ukrainien, l’audacieuse opération du 1er avril, quand deux hélicoptères, après un vol à basse altitude, ont visé une des faiblesses logistiques de l’armée russe en détruisant des dépôts à pétrole à Belgorod, en territoire russe, montre une capacité à frapper le talon d’Achille militaire de Moscou. Il faut toutefois souligner que cette attaque pourrait permettre à Vladimir Poutine de déclarer l’état de guerre en en faisant porter, au moins d’un point de vue rhétorique, la responsabilité à Kiev.
Une chose est certaine : pour pouvoir poursuivre le combat, les Ukrainiens auront besoin d’armes et de munitions, voire d’équipements mécanisés afin de mener une contre-offensive. Sans le soutien matériel des Américains et des membres de l’UE, notamment de ceux pouvant fournir du matériel d’ingénierie soviétique (que les Ukrainiens ont été formés à utiliser), l’inversion du conflit au bénéfice de l’Ukraine sera difficile à opérer.
Pour Moscou, deux axes principaux semblent donc se dessiner : faire entrer le conflit dans une phase d’attrition et d’usure, ou réussir à présenter ce qui a été réalisé militairement comme une victoire politique pour mettre fin à l’offensive.
En matière de victoire politique, pouvoir annoncer le succès de la « dénazification », par exemple à travers la prise totale de Marioupol (quand bien même serait-elle totalement rasée) ou la conquête de l’ensemble des oblasts de Donetsk et Lougansk (dont les séparatistes de la DNR et de la LNR ne contrôlent qu’une partie) pourrait peut-être paraître acceptable.
Rappelons que le 9 mai, jour de la commémoration de la victoire soviétique sur le IIIe Reich dans la « Grande Guerre patriotique », est une date symbolique très importante pour la Russie. Il sera difficile de mener ces commémorations sans pouvoir avancer, a minima, une victoire ne serait-ce que dans la rhétorique face à une Ukraine sans cesse assimilée au nazisme dans la propagande russe.
Dans les deux cas, attendre la fin de la nouvelle vague de conscription (et ses potentielles signatures d’engagement) permettrait de réorganiser voire de renforcer les forces en présence, tout en tentant de faire la jointure avec des forces auxiliaires sans pour autant totalement démunir les zones où ces dernières étaient précédemment basées (notamment la République centrafricaine et le Mali pour ce qui est des hommes de Wagner). Un repli sur les régions où la Russie a obtenu ses plus grandes avancées territoriales, donc le Donbass, afin d’y déployer une défense active et d’y stabiliser ses acquis ne semblerait pas déraisonnable. Un tel scénario n’empêcherait pas l’armée russe, à terme, d’effectuer des poussées localisées pouvant servir des buts stratégiques, notamment autour d’Odessa, ville importante dans l’historiographie russe et en termes d’accès à la mer Noire, mais dont la prise semble difficilement atteignable en l’état actuel des choses.
Il apparaît que, dans la situation actuelle, aucune des parties engagées ne dispose d’un avantage suffisant pour engager des négociations en position de force suffisante. La perspective de la fin de la guerre, à ne pas confondre avec un cessez-le-feu, semble donc malheureusement lointaine.
Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris – Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.