Experts en Management
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Aude Pommeret, IAE Savoie Mont Blanc – Le 28 décembre 2023
Il y a un peu plus d’un an, une vaste campagne du gouvernement invitait les Français à une sobriété énergétique volontaire à l’approche de l’hiver. Une injonction peu surprenante, alors que l’acceptabilité est un obstacle récurrent que rencontrent les politiques de lutte contre le changement climatique.
Pour baisser les émissions de gaz à effet de serre, trois voies sont possibles : la décarbonation de l’énergie utilisée, l’amélioration de l’efficacité énergétique pour faire chuter les émissions en proportion sans sacrifier les services rendus par l’énergie, et la sobriété, soit la réduction de la consommation d’énergie, ce qui implique d’en attendre des services moindres ou de nature différente. Seule la voie de la décarbonation de l’énergie utilisée ne requiert pas de réduire la consommation d’énergie.
Il est parfois compliqué de classer un geste dans l’une ou l’autre de ces catégories. Par exemple, le passage d’une voiture thermique à une voiture électrique contribue aussi à en améliorer l’efficacité énergétique, si l’usager ne réalise que des petits trajets et que l’autonomie plus faible du véhicule électrique ne l’affecte pas. Mais cela impliquera aussi une forme de sobriété s’il en a besoin pour de longs trajets – comme partir en vacances – car là, le service sera dégradé.
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Cette sobriété pose forcément les questions d’injonctions et de contraintes si elle est subie, et de décroissance et de bonheur si elle est choisie.
La sobriété comme démarche spontanée, qui ne nous dérangerait pas trop dans nos habitudes et nos aspirations est-elle une illusion ou une voie possible ? Tout dépend de ce qui la suscite.
Une sobriété qui passe par une modification des prix relatifs, par exemple, est contrainte, au sens où elle réduit l’ensemble des possibles pour les ménages.
En dehors des bienfaits induits par la taxe carbone sur le bien-être général par ses effets sur le changement climatique – et de tous les autres effets indirects de recyclage de la taxe ou d’incitation à l’innovation verte –, la progression du prix de l’énergie qu’elle engendre affecte de façon directe le bien-être des ménages en contraignant leur consommation.
Ce phénomène se trouve aggravé par le fait que les ménages les plus modestes sont en général les plus touchés, car les dépenses énergétiques représentent une fraction plus élevée de leurs revenus. Cette sobriété contrainte ou subie est donc difficilement acceptable, comme l’a révélé la crise des « gilets jaunes ».
Seul un changement de nos aspirations et de nos habitudes peut rendre désirable la sobriété. Pour cela, deux leviers existent, qui doivent nécessairement être accompagnés, sans quoi il n’y a aucune raison qu’ils soient mobilisés spontanément et dans les bonnes proportions.
Le premier est celui du changement des préférences : il peut aller d’une inclinaison vers la mutualisation (comme les pratiques de covoiturage) jusqu’à la volonté d’un système de valeurs complètement différent – dans lequel par exemple la consommation ne serait plus aussi valorisée.
Pour faire évoluer les habitudes de la population, il est indispensable de créer, au minimum, les conditions nécessaires au changement. Cela implique par exemple de développer les pistes cyclables pour inciter au vélo, d’assurer que le réseau Internet permette le télétravail partout ou de déployer un maillage dense de bornes de recharges électriques.
Il s’agit aussi, sans doute, d’accompagner la prise de conscience en informant sur les conséquences de nos modes de consommation.
Le second levier pour une sobriété choisie passe par la réduction des biais comportementaux. Il est possible de les diminuer en apportant de l’information sur les co-bénéfices de la sobriété énergétique. Un exemple emblématique est celui de la viande rouge : alerter des conséquences néfastes sur la santé de sa consommation en excès incite, sans contraindre, à en manger moins.
Pour cela, le recours aux « nudges » est souvent cité : il s’agit par exemple de modifier la présentation des menus de restaurants afin de privilégier le choix de mets « énergétiquement sobres ».
On voit bien ici que la manipulation guette : elle est d’ailleurs assumée, dans la littérature relative aux « green nudges ». Elle aurait des effets délétères à terme sur l’acceptabilité des politiques publiques en faveur de l’environnement.
Aujourd’hui, qu’en est-il ? Est-on déjà parvenu à transformer les préférences des foyers ? La question s’est posée lors de la chute importante des consommations d’énergie (-13 % pour le gaz et -9 % pour l’électricité durant l’hiver 2022-2023.
Cette sobriété énergétique manifeste, qui a fait suite aux injonctions des pouvoirs publics, s’explique non par une aspiration subite à la sobriété volontaire, mais très largement par une réaction des ménages à l’augmentation du prix des énergies et le fait qu’ils ont même anticipé une hausse supérieure à celle observée.
Les prix et anticipations ayant retrouvé des niveaux plus habituels, la contrainte a disparu et nous risquons de constater un regain de consommation énergétique cet hiver. RTE se montre cependant plus optimiste et a présenté dès novembre 2023 des chiffres pour l’automne suggérant une consommation électrique (corrigée du climat) inférieure à celle qu’on voit d’habitude sur la même période.
La sobriété contrainte aurait-elle engendré de la sobriété choisie ?
Enfin, il faut souligner que la sobriété choisie, selon son origine, peut avoir des effets très différents sur la croissance. C’est ce que montre une simulation du rapport « sobriété » de la commission Pisani-Ferry-Mahfouz.
Elle révèle qu’un changement de préférences qui conduit à substituer des biens d’équipement à l’énergie favorisera la croissance, parce qu’il s’agit de biens durables – comme des réfrigérateurs ou des voitures – qui s’accumulent. Au contraire, une substitution de biens non durables – tels que l’alimentation – aux biens durables (énergivores) la freinera. Dans les deux cas de figure, leurs préférences ayant changé, les ménages privilégiant la sobriété énergétique s’en trouveront donc plus heureux.
Dans le cas d’une sobriété énergétique qui s’accompagne de décroissance, il faudra cependant veiller à ce qu’ils en appréhendent bien certaines conséquences que la simulation ne prend pas en compte : moins de PIB implique aussi moins de dépenses publiques, donc moins d’hôpitaux et moins d’éducation.
Aude Pommeret, Full Professor, IAE Savoie Mont Blanc
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.