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La Russie est-elle vraiment en train de perdre la guerre de la communication contre l’Ukraine ? – The Conversation

Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School, le 30 mai 2022

La communication très moderne de Volodymyr Zelensky, à l’opposé de celle, très classique, de Vladimir Poutine, semble convaincre davantage les pays du Nord que ceux du Sud. Rokas Tenys/Shutterstock

C’est dans les premières semaines qui ont suivi le déclenchement de l’« opération militaire spéciale » russe à l’encontre de l’Ukraine que les opinions publiques du monde entier ont découvert Volodymyr Zelensky. Ce président jeune (44 ans), rompu à l’exercice médiatique, communique notamment au travers de vidéos tournées directement en mode selfie au cœur même de la ville de Kiev, alors sous les bombes.

La communication vivante et moderne de Zelensky et de ses équipes a connu auprès des opinions publiques occidentales un succès nettement supérieur à celui de la communication russe, jugée lourde et largement mensongère. Si bien qu’il semble souvent acquis que Kiev aurait d’ores et déjà remporté la guerre de l’information face à Moscou. Est-ce aussi certain ?

Deux modes de communication aux antipodes l’un de l’autre

Au début du conflit, les présidents russe et ukrainien ont eu recours à deux modes de communication radicalement opposés.

Cassant les codes de la présidence en apparaissant en t-shirt kaki, marchant dans les rues, se filmant lui-même, affirmant sa proximité avec la population, intervenant entouré par des membres de son gouvernement souvent également habillés de vêtements militaires et usant même de punchlines comme la célèbre « je n’ai pas besoin d’un taxi, j’ai besoin d’armes » (en réponse à la suggestion américaine de l’évacuer rapidement de Kiev), Volodymyr Zelensky a opté pour une communication directe, axée sur la simplicité et la sincérité. Un mode de communication novateur par rapport à ceux habituellement employés par les responsables politiques, surtout en période de guerre, et facilitant la mobilisation des opinions occidentales permettant de renforcer la position des gouvernements soutenant Kiev.

À l’inverse, Vladimir Poutine, de son côté, s’est tenu aux codes habituels de sa communication, et sa distance avec les destinataires de ses messages a même été accentuée. En témoigne le format de la table de plusieurs mètres de long choisie pour mettre en scène sa rencontre avec Emmanuel Macron avant le début de l’invasion puis, plus tard, avec le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, qui a marqué les esprits par sa démesure et la distance physique qu’elle imposait.

Par la suite, après l’engagement du conflit, l’image initiale du président Poutine a été entretenue : hiératique, figé derrière un bureau encadré de drapeaux, vêtu d’un costume strict, il se pose en symbole d’un pouvoir strictement codifié.

Avec l’avancée de la guerre, sa rhétorique ne cesse de se durcir. C’est ainsi que le discours du 18 mars a tout particulièrement inquiété les Occidentaux, que ce soit par l’historiographie avancée ou par la violence des propos. Bien que cette intervention ait été organisée dans un stade et non dans un bureau au Kremlin, le chef de l’État s’est montré seul en scène, surplombant la foule pour recueillir les acclamations populaires, de façon à apparaître comme l’incarnation d’un pouvoir fort et sans partage.

Opposition des discours

S’agissant du discours, on a pu observer une prise à contre-pied par Kiev de l’historiographie mise en avant par Moscou pour justifier une « opération militaire » censée « dénazifier et démilitariser l’Ukraine ». Afin de rendre acceptable l’invasion, le Kremlin en appelle à la « Grande Guerre patriotique », soit la Seconde Guerre mondiale, et brandit une vision de l’Histoire dénoncée par les spécialistes. Les Ukrainiens renversent les références historiques falsifiées par la Russie, mettant en avant le passé reconnu par les historiens, et en soulignant les moments forts pour leurs interlocuteurs pour mieux mobiliser ceux-ci.

Ainsi, lorsque Zelensky est invité à parler devant le Congrès américain en vidéo, il fait référence à Pearl Harbor ; devant le Bundestag, ce sera le mur de Berlin ; s’adressant à la France, il évoquera Oradour-sur-Glane.

Par la teneur de ses discours, il pointe les distorsions historiques de Moscou, rappelle leur passé aux Occidentaux pour mieux les mobiliser et, par la force de ses propos, cherche à faire comprendre à ses auditeurs que si la Russie utilise la rhétorique de la Grande Guerre patriotique pour justifier une invasion sans fondement, les Ukrainiens sont en train de vivre la leur.

En parallèle, alors que Zelensky multiplie les allocutions, la parole de Poutine reste relativement rare, Moscou préférant mettre en avant ou faire parler des membres du gouvernement. Cette approche permet notamment au président russe de garder une marge d’ajustement : c’est ainsi, par exemple, que les objectifs initiaux de l’« opération militaire spéciale » ont été revus à la baisse.

Cette tactique communicationnelle permet également le maintien d’une forme de flou qui pourra, le cas échéant, permettre au Kremlin de s’abriter derrière une forme de « déni plausible » : les propos les plus maximalistes sont tenus par des propagandistes du régime, des membres du gouvernement ou des ministres, tandis que ceux de Poutine pourraient être paradoxalement considérés, à cette aune, comme nourris d’une certaine modération, ou en tout état de cause moins maximalistes, le montrant comme seul interlocuteur envisageable.

Les Ukrainiens convainquent en Occident, les Russes partout ailleurs ?

Si les Occidentaux ont découvert le conflit par le prisme d’une sphère médiatique et par des réseaux sociaux majoritairement favorables à la résistance de l’Ukraine, les populations africaines, moyen-orientales ou encore sud-américaines n’ont probablement pas baigné dans un environnement comparable. En effet, dans ces pays plus éloignés géographiquement de la zone de conflit, les discours russes et pro-russes, et les messages favorables à l’action du Kremlin en Ukraine sont beaucoup plus présents que dans la zone occidentale.

Ainsi, une vague de contenus a été diffusée dès les premiers jours du mois de mars. Comme le montre notamment le chercheur Carl Miller, ces messages vantaient tour à tour la fiabilité de l’allié russe (mise en regard avec le supposé manque de consistance du soutien occidental), la dualité de l’attitude des Européens à l’égard des réfugiés ukrainiens d’une part, afghans ou syriens d’autre part ; la solidarité des BRICS ; l’anti-mondialisme ou l’anti-americanisme.

 

À l’aune de l’effort de propagande russe à destination des régions non occidentales, il est permis de se demander si la victoire ukrainienne dans la sphère informationnelle en Occident n’est pas en partie imputable à un désinvestissement partiel de cette dernière par une Russie qui, à des fins stratégiques, aurait préféré porter son effort sur d’autres zones.

De fait, dès les premiers jours du conflit, les Occidentaux ont réagi très vivement et, probablement, beaucoup plus rapidement et plus vigoureusement que la Russie ne l’avait prévu. Néanmoins, ce soutien à l’Ukraine était prévisible. Dans ces conditions, n’était-il pas préférable de faire porter l’effort sur des régions du globe susceptibles d’offrir un moindre soutien à l’Ukraine, et dans lesquelles les opinions publiques pourraient être plus réceptives aux arguments véhiculés par une campagne informationnelle orchestrée par le Kremlin ?

La pertinence de cette interrogation est confortée par l’analyse des votes du 2 mars 2022 à l’ONU : invités à s’exprimer sur la résolution exigeant que la Russie mette immédiatement un terme à son offensive contre l’Ukraine, plusieurs dizaines de pays africains moyen-orientaux et asiatiques se sont abstenus.

Un prochain regain de la campagne informationnelle russe à destination de l’Occident ?

Si plutôt que cibler les pays occidentaux, qui pouvaient apparaître comme des cibles complexes à atteindre, la Russie semble avoir choisi de concentrer sa campagne informationnelle sur des zones a priori mieux disposées à son égard, peut-on en conclure que Moscou ait renoncé à viser l’Europe, les États-Unis et le Canada ? Rien n’est moins sûr.

L’analyse des récentes opérations informationnelles menées dans le monde par les Russes, que ce soit aux États-Unis, en Centrafrique ou encore au Mali montre qu’un contexte socialement ou économiquement perturbé constitue un terreau fertile pour des opérations d’influence. La guerre en Ukraine entraîne de lourdes conséquences sur l’inflation, les politiques énergétiques, le coût de la vie, les problématiques agroalimentaires qui, toutes, ont un impact économique et social particulièrement douloureux pour les populations.

Or si l’Ukraine peut, à date, tenter de lancer des contre-attaques sur le terrain militaire, elle reste totalement tributaire d’un soutien occidental massif en termes de fourniture d’armements et/ou d’aide économique. Aussi, à ce stade du conflit et dans les mois à venir, réorienter les opérations d’influence vers les populations occidentales pourrait être profitable pour la Russie. En effet, la rentrée risque d’être très difficile pour des Européens qui subiront les effets cumulés de l’inflation et des problématiques économiques et environnementales, sans préjudice des effets d’une possible crise agroalimentaire. Ce contexte perturbé pourrait être particulièrement propice au déploiement de campagnes informationnelles russes destinées à diviser les populations européennes et à affaiblir corrélativement la capacité des gouvernements occidentaux à poursuivre sur le moyen et long terme leur soutien à la cause ukrainienne.

Au final, si le conflit cinétique semble loin d’être fini, celui de la sphère informationnelle ne l’est sans doute pas moins.

Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris – Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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