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Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School – Le 29 Janvier 2023
Après plusieurs mois de combats, la compagnie militaire privée Wagner a annoncé le 10 janvier avoir pris la ville de Soledar, dans le Donbass (Est de l’Ukraine), annonce reprise progressivement par la suite par les canaux officiels russes. Kiev a admis avoir perdu la ville deux semaines plus tard. Tout au long de ces affrontements extrêmement violents, les deux parties belligérantes se sont livrées à une lutte presque aussi intense sur le terrain de l’information que sur le théâtre des opérations.
Analyse de cette double dimension d’une bataille dont l’impact aura peut-être été aussi important en termes de communication qu’en termes militaires.
Depuis cet été, les avancées ukrainiennes au détriment des forces de Moscou ont permis au général Zaloujny, le chef d’état-major de l’Ukraine, d’annoncer, début janvier 2023, la reprise de 40 % du territoire gagné par la Russie depuis février 2022 et de 28 % de celui occupé depuis 2014. Dans le même temps, le ministère russe de la Défense a dû communiquer sur les bombardements ukrainiens sur la base provisoire de Makiivka survenus dans la nuit du Nouvel An, qui ont causé de lourdes de pertes à l’armée de Moscou – un désastre comparable, pour le Kremlin, à la symbolique et marquante perte du croiseur Moskva, coulé en avril 2022.
Dans ce contexte pesant pour elle, la Russie devait impérativement obtenir une victoire qui puisse être médiatisée. Ce besoin avait des origines multiples : nécessaire pour remonter le moral notoirement bas des troupes, il devait aussi permettre de redorer l’image du haut commandement, largement mise à mal par les manquements logistiques mais aussi sécuritaires constatés au cours de ces derniers mois. L’attaque de Makiivka, dont Moscou avait tenté de faire porter la responsabilité notamment aux autorités de l’autoproclamée République populaire de Donetsk (DNR), illustre cette dégradation d’image.
En outre, au moment où des bruits courent autour du lancement d’une seconde vague de mobilisation (alors même que près de la moitié des recrues de la première vague, encore en cours de formation, n’ont pas encore été déployées sur le terrain), l’annonce d’une grande victoire représenterait un atout non négligeable pour rendre plus convaincants les spots télévisés qui présentent la carrière militaire comme une possibilité offerte aux futurs engagés d’améliorer leur situation financière et sociale.
Le 10 janvier, alors que la ville de près de 11 000 habitants était encore sous les feux russe et ukrainien, le groupe Wagner, par la voix de son dirigeant Evguéni Prigojine, affirmait en avoir pris le contrôle. Cette annonce a été confirmée quelques jours plus tard par le ministère russe de la Défense. Dans le même temps, les forces ukrainiennes annonçaient que les combats se poursuivaient. Cette communication russe rappelle celle, un peu hâtive, sur la chute de Marioupol en mai dernier, proclamée alors que des centaines de soldats ukrainiens, étaient retranchés dans l’usine Azovstal continuaient de s’y battre.
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Annoncer cette prise de guerre permet à la Russie de montrer qu’elle a renversé la tendance après plusieurs mois de revers. Symétriquement, pour les Ukrainiens, souligner son caractère prématuré vise à en limiter l’effet positif sur le moral des troupes russes et à jeter le doute sur l’honnêteté des porteurs de l’annonce.
En termes militaires, l’intérêt semble dépasser la ville elle-même. En effet, la finalité première des Russes est d’affaiblir la ville voisine de Bakhmout, elle aussi théâtre de très violents combats, si bien qu’elle est surnommée « le hachoir à viande ». Si elle chutait, la ligne de défense ukrainienne entre Siversk (40 km plus au nord) et Bakhmout serait nettement affaiblie.
En ce sens, il semble que les axes routiers qui servent à approvisionner Bakhmout constituent des points d’intérêt majeurs pour les Russes, notamment les axes de la M03 au nord de la ville et les routes 504 et 506 qui en traversent le sud d’est en ouest en direction de Ivanivske et Tchassiv Yar. Cependant, pour atteindre ces deux objectifs plus directement que par des frappes en profondeur, les troupes russes devront encore traverser le fleuve Bakhmoutovska, sous le feu de l’armée de Kiev, qui paraît avoir renforcé des positions en surplomb de ce cours d’eau.
Si Soledar ne représente pas un élément clé du conflit, sa chute n’en fragilise pas moins la ligne de défense Siversk-Bakhmut. Pour autant, les Ukrainiens ont encore plusieurs options pour réagir à la perte de la ville.
Initialement annoncée par les forces de Wagner, la nouvelle de la prise de Soledar a rapidement été reprise par les médias russes officiels et, quelques jours plus tard, par le ministère de la Défense qui s’est néanmoins abstenu de citer le rôle joué par Wagner.
Le même jour, en accusant les fonctionnaires de vouloir minimiser les mérites de Wagner, Prigojine s’est inscrit, sans pour autant s’attaquer au président Poutine, dans le prolongement des critiques dont la gestion du conflit et la qualité de l’armée russe faisaient déjà l’objet. Ces déclarations ont provoqué une inflexion dans le discours officiel du ministère, qui, au final, a reconnu la présence de la milice du « cuisinier de Poutine » dans la ville de Soledar.
Ces déclarations interviennent alors que le commandement de l’opération spéciale vient de passer du général Sourovikine, en poste depuis seulement trois mois, au général Guerassimov, chef d’état-major de l’armée russe, proche de Poutine mais dont la popularité auprès des forces armées russes est limitée en raison, notamment, des nombreux dysonctionnements révélés au cours des premiers mois de l’invasion.
Si beaucoup s’attendent à une offensive russe qui, au printemps, pourrait s’appuyer sur les hommes mobilisés à l’automne 2022, cette opération nécessitera que le nouveau commandement parvienne à coordonner les forces régulières et les milices opérant sur le terrain dont Wagner, si elle est la plus connue, n’est pas la seule.
L’identification de cet écueil conforte les rumeurs selon lesquelles la milice Wagner pourrait être intégrée aux forces régulières. Prigojine perdrait alors, en apparence au moins, l’un de ses atouts. Ce contexte pourrait expliquer la frénésie de communication a laquelle se livre cet affairiste également connu pour son rôle dans les opérations d’influence conduites par son Internet Research Agency (IRA). Cependant, il convient de rappeler que Prigojine, surnommé « le cuisinier de Poutine », ne pourrait probablement pas agir de manière totalement indépendante de la volonté présidentielle.
Faute de prendre Bakhmout, ville de près de 80 000 habitants qui résiste depuis le printemps 2022, les forces russes ont dû se rabattre sur la prise de Soledar, regropuant environ 11 000 âmes. Pour autant, cette avancée marque un arrêt dans la succession des revers subis par l’armée russe depuis l’été. La prise de Soledar s’accompagne d’une stratégie de bombardements massifs du territoire ukrainien qui, depuis le ciel, ciblent sans relâche les infrastructures critiques comme les centrales électriques, les infrastructures civiles ou les systèmes anti-aériens.
En inscrivant définitivement le conflit dans le temps long, notamment lors de ses vœux, et en remaniant le commandement de l’opération spéciale afin de passer à une « échelle élargie des tâches », le président Poutine adresse un signal fort aux Occidentaux, dont l’Ukraine a cruellement besoin pour maintenir son effort de guerre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’annonce du fait que le sous-marin nucléaire Belgorod sera désormais équipé des toutes nouvelles torpilles nucléaires Poséidon arrive exactement dans le même temps – une concordance dans le temps qui rappelle fort la Heavy Metal Diplomacy. Ce concept développé par le chercheur Mark Galeotti fait référence aux démonstrations déclaratives et militaires qu’utilise Moscou pour mettre en avant son statut de puissance conventionnelle et nucléaire et pour infléchir les prises de décision des autres pays.
Il convient donc de garder son sang-froid et de ne pas laisser des annonces ponctuelles nous entraîner dans une lecture hâtive d’un conflit qui, après bientôt un an d’affrontements, a démenti bien des pronostics, russes notamment. Enfin, il est nécessaire d’avoir conscience que, pour atteindre ses objectifs, le Kremlin a autant besoin de l’affaiblissement du soutien des Occidentaux à Kiev que de victoires sur le champ de bataille.
Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris – Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.