Experts en Management
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Cécile Dezest, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA); Emmanuelle Cargnello, IAE Pau-Bayonne et Isabelle Franchisteguy-Couloume, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA), Le 25 mars 2024
Raisons budgétaires, manque de personnel, évolution des pratiques médicales… Les 2976 hôpitaux publics et privés français ont fait l’objet de la fermeture de près de 40 000 lits d’hospitalisation complète en 10 ans. Des dizaines de petits hôpitaux ont fermé, tout comme des maternités et des services hospitaliers mal équipés ou déficitaires. En parallèle, le nombre de places d’hospitalisation a progressé de près de 2 % grâce notamment à l’hospitalisation partielle et à l’hospitalisation à domicile, en hausse de 16 % entre fin 2019 et fin 2020 pour atteindre 240 000 séjours. La moitié seulement de cette hausse s’explique par le coronavirus. Si la courbe s’est infléchie en 2021, les pouvoirs publics se sont donné pour feuille de route de développer plus encore cette approche des soins.
Avec pareilles évolutions, l’organisation des soins mobilise de multiples intervenants professionnels rendant leur coordination essentielle. L’injonction à cela de la part des pouvoirs publics semble de plus en plus forte au moment où le système de santé doit faire face à d’importantes contraintes comme le vieillissement de la population, l’augmentation des maladies chroniques et l’importance de contenir le déficit de l’assurance maladie qui pourrait doubler d’ici trois ans.
Plusieurs acteurs du système de santé ont déjà intégré dans leurs pratiques une fonction de coordination. En complément des professionnels de santé intervenant à domicile se développent également des dispositifs d’appui à la coordination (DAC) ou des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). L’organisation de ce système dense semble néanmoins difficile car il paraît peu lisible. Il reste par ailleurs cloisonné avec notamment la persistance de frontières entre les soins de ville et hospitaliers, entre les professionnels médicaux, paramédicaux et sociaux.
Pour en sortir, les pouvoirs publics tentent de mettre en place une législation favorable, à l’innovation. Celle-ci peut certes être technologique ou thérapeutique, mais aussi organisationnelle. L’article 51 de la loi de Finances de la Sécurité sociale 2018 (LFSS 2018) visait notamment à permettre aux acteurs de la santé, peu formés au management, à s’approprier la notion de « projet ».
Ce dispositif réglementaire autorisait pour les cinq années suivantes à expérimenter de nouvelles organisations grâce à des modes de financement qui n’étaient, jusqu’à présent, pas utilisés. Il s’agit par exemple des incitations à une prise en charge partagée (IPEP) : un intéressement versé à des professionnels qui se constituent une patientèle commune pour une meilleure coordination et prise en charge.
On retrouve également le paiement en équipe de professionnels de santé en ville (Peps), qui, dans une même logique de coordination, vise à remplacer le paiement à l’acte par une rémunération collective.
L’objectif était notamment, d’après la loi, de « permettre l’émergence d’organisations innovantes dans les secteurs sanitaire et médico-social concourant à l’amélioration de la prise en charge et du parcours des patients, de l’efficience du système de santé et de l’accès aux soins ».
Près de mille projets ont été déposés sur les plates-formes régionales et nationale et plus de cent ont été autorisés à être expérimentés, regroupant au total un million de patients. L’article 51 de la LFSS 2018 marque ainsi une rupture nette avec les tentatives précédentes d’amélioration des prises en charge du fait d’une plus grande souplesse, d’une rapidité des procédures accrue et d’un dispositif législatif davantage ouvert aux acteurs de santé.
Nos travaux de recherche ont suivi certaines de ces expériences et mettent en avant leur potentiel transformatif. Observant succès et échecs, ils donnent également quelques clefs pour permettre de les mettre au mieux en œuvre.
Deux projets en Nouvelle-Aquitaine ont particulièrement été suivis, avec des fortunes diverses : un projet A, porté par un hôpital public et qui a échoué dans sa mise en œuvre, et un projet B, lancé par un Groupement de coopération sanitaire, qui, lui, a connu une réussite. Chacun reposait sur une innovation organisationnelle, de financement et technologique avec le développement d’interfaces numériques.
Le premier consiste à prendre en charge de manière coordonnée des patients qui souffrent de maladies inflammatoires chroniques. Il est porté par quatre médecins hospitaliers. Le second consiste à prendre en charge de manière coordonnée des patients pour des chirurgies orthopédiques. Ce projet est porté par un médecin militaire.
Le premier élément clé qui peut rendre compte de l’échec du projet A a trait aux motivations. Qu’elles soient collectives ou individuelles, elles restent le socle d’un projet innovant. L’enjeu est de les aligner et de faire adhérer les acteurs aux valeurs et à la culture de l’organisation. Que tout le monde, en somme, soit sur la même longueur d’onde. Or, les porteurs du projet A semblaient aussi animés par des motivations individuelles qui ont freiné l’élan collectif. Un personnel de l’Agence régionale de santé (ARS) Nouvelle-Aquitaine nous a ainsi confié :
« Ce sont des porteurs qui aiment être devant. Il y a, quoi qu’on en dise, une volonté d’attirer la lumière. C’est positif pour faire naître des projets ; la preuve ils ont répondu à l’appel à manifestation d’intérêt. Mais lorsqu’il s’agit de les décliner, les choses deviennent plus compliquées. »
Porter un projet et faire naître des coordinations nouvelles appelle en outre des compétences managériales particulières. Le financement et la gestion de budget, tout d’abord, représentent la condition sine qua non de l’amorçage des projets. Sans financement, pas de projet et sans maîtrise des outils de gestion, pas de mise en œuvre. Au-delà, la maîtrise des interactions humaines (gestion des conflits, résistance au changement…) doit être développée. Un pilotage de projet et des évaluations régulières sont également nécessaires pour garantir des avancées. Cela limite par ailleurs les risques d’exposition médiatique.
L’ARS relevait sans nuance pour le projet B, celui qui a réussi, le point suivant :
« Clairement, depuis le début, il y a une maîtrise de tous les éléments qui sont nécessaires au bon déroulement du projet. Le porteur est en réalité un manager qui a un sens humain très fort et une connaissance globale du système ».
La nouveauté se heurte par ailleurs bien souvent à une résistance au changement que nous avons pu observer notamment de la part de certains médecins hospitaliers. L’« hospitalocentrisme » reste assez marqué dans les mentalités. Dans la même veine, les conflits persistants entre les parties prenantes du projet A ont sans doute figé le projet avec un non-déploiement malgré le fort potentiel. Un des porteurs déplore :
« Les conflits l’emportent sur le sens et la dynamique commune. Pourtant je peux vous dire que ce projet avait tout pour réussir et on a mis le paquet… »
Face à cet enjeu, les tutelles comme l’ARS peuvent apporter une aide précieuse. Le dispositif article 51, dans son essence même, incite les acteurs de santé à travailler de manière coordonnée et facilite la conduite et le déploiement des projets grâce à l’accompagnement prévu et aux financements alloués.
Reste que, comme nous le montrons, ces éléments s’avèrent nécessaires mais non suffisants. Les professionnels de santé qui portent les projets doivent être formés aux outils et méthodes du projet sans oublier la dimension de management des ressources humaines. Leurs tutelles semblent, en la matière, avoir un rôle à asseoir pour notamment rappeler aux porteurs de projet le cadre des dispositifs afin d’éviter les risques de non-déploiement.
Cécile Dezest, Docteure en sciences de Gestion, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA); Emmanuelle Cargnello, Professeur des universités en sciences de gestion, IAE Pau-Bayonne et Isabelle Franchisteguy-Couloume, Maître de conférences – Habilitée à Diriger les Recherches en sciences de gestion, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.