Experts en Management
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Jérôme Caby, IAE Paris – Sorbonne Business School, le 19 février 2023
La vie européenne des affaires et de la finance est rythmée quasi quotidiennement par la nécessité d’adopter des comportements et des objectifs plus ambitieux et plus respectueux en matière sociale ou environnementale, et en particulier en matière de transition vers une économie bas carbone.
Dans le domaine financier, ce mouvement se retrouve fréquemment sous la bannière de l’Investissement socialement responsable (ISR) et des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui, de marginaux, sont devenus un phénomène majeur de l’industrie financière contemporaine.
Ainsi, la Global Sustainable Investment Alliance (GSIA) a estimé en 2020 que les montants relevant de cette catégorie, définie assez largement, représentaient 35 300 milliards de dollars américains et 35,6 % des actifs sous gestion.
Au cours de la période récente, les États-Unis ont dépassé l’Europe comme première région d’implantation de l’ISR. Cependant, en réaction à cette nouvelle donne internationale, un mouvement récent et essentiellement américain est né pour s’opposer à cette évolution considérée comme préjudiciable aux intérêts des investisseurs.
Pour les détracteurs de l’investissement responsable, les fonds d’investissement doivent d’abord assurer une rentabilité maximale aux investisseurs (souvent futurs retraités dans un système de retraite par capitalisation). Selon eux, les critères ISR ou ESG servent des intérêts politiques contraires aux valeurs des épargnants concernés. On s’accorde pour parler d’investissement ou de fonds anti-ESG ou parfois « anti-woke ».
On retrouve ici l’opposition traditionnelle entre les tenants d’une vision friedmanienne où la responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits et ceux d’une vision partenariale à la Freeman où l’ensemble des parties prenantes (stakeholders) doit être pris en considération.
Cette réaction est plus ou moins liée au parti républicain. Certains États américains dirigés par des gouverneurs issus de ce parti (Arkansas, Missoussi, etc.), notamment dans le centre du pays, ont ainsi récemment fait passer des législations visant à limiter l’application de ces critères à l’investissement, en mettant notamment en avant leur caractère « discriminant » envers d’autres entreprises, lorsque d’autres, dirigés par les démocrates comme le Maine, ont mis en place des législations pro-ESG.
Légende :
En violet, réglementation favorable aux critères ESG ;
En orange, réglementation défavorable aux critères ESG ;
En violet clair, présence de réglementations à la fois favorables et défavorables aux critères ESG ;
En jaune, aucune réglementation active en attente ou promulguée en matière d’investissement ESG.
La Floride, dont le gouverneur actuel Ron DeSantis fait figure de candidat républicain potentiel à la Maison-Blanche en 2024, a par exemple retiré fin 2022 2 milliards de dollars des fonds de pension de l’État de chez Blackrock, le numéro 1 mondial de la gestion d’actifs au sein duquel certains gestionnaires d’actifs tentent de défendre la cause de l’ESG. En réaction, Blackrock a d’ailleurs augmenté de façon très importante ses dépenses de lobbying aux États-Unis tant au niveau fédéral que des États concernés (Floride mais aussi Texas).
Sous la pression, d’autres fonds comme Vanguard, un autre acteur américain de premier plan, s’est retiré de la Net Zero Asset Managers Initiative, un groupe international de gestionnaires d’actifs qui s’est engagé à appuyer l’objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050.
Au-delà du clivage politique, cela peut-être la défense d’intérêts économique locaux, comme l’industrie pétrolière texane qui conforte également ce positionnement anti-ESG. En sens inverse, le responsable des fonds de pension publics de la ville de New York a estimé que Blackrock n’en faisait pas suffisamment pour le climat.
Surfant fort opportunément sur cette vague sont nés très récemment aux États-Unis, des fonds se revendiquant ouvertement anti-ESG. En mai 2022, le fonds Strive, basé dans l’Ohio, a par exemple lancé un produit financier dédié au secteur américain de l’énergie (avec l’acronyme de cotation « DRLL » qui fait écho au mot « drill », forage en français) qui cumulait au 31 janvier 2023 395 millions de dollars, selon la base de données financières Facset. Avec ce produit, le fonds s’engage à ne pas prendre en compte les dimensions ESG et à voter contre les décisions visant à les renforcer lors des assemblées générales des entreprises dans lesquelles il a des parts.
Sans complexe, Strive annonce sur son site Internet que sa mission est « de rétablir la voix des citoyens ordinaires dans l’économie américaine en conduisant les entreprises à se concentrer sur l’excellence et non la politique ».
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Dans le même sens, d’autres produits financiers ont récemment pour la plupart vu le jour : « BAD » qui investit dans des sociétés cotées aux États-Unis qui font des paris, de l’alcool, du cannabis et des drogues, mais qui ne réunit que 9 millions de dollars au 31 janvier 2023 ; « VICE » qui investit dans des entreprises américaines impliquées dans l’alcool et le tabac, les aliments et les boissons, et les activités liées aux jeux (9 millions de dollars au 31 janvier 2023) ; « God Bless America » (YALL) qui exclut les entreprises perçues comme mettant l’accent sur l’activisme politique de gauche et/ou libéral et les programmes sociaux (32 millions de dollars au 31 janvier 2023) ; ou encore « LYFE », qui se focalise sur des entreprises répondant à des critères sociaux pro-vie (anti-avortement, 18 millions de dollars au 31 janvier 2023).
Certes, les montants restent encore très modestes et ne menacent pas pour l’instant directement les géants de la gestion d’actifs. Cependant, ce mouvement, encore jeune, instaure un climat inquiétant. Strive suggère ainsi aux épargnants de demander à leurs gestionnaires de patrimoine si ces derniers ont investi pour eux dans des fonds qui ont voté en faveur de « l’équité raciale », d’une « réduction des émissions de CO2 » ou qui sous pondèrent dans leurs portefeuilles les entreprises spécialisées dans le pétrole, le charbon ou les armes à feu. Si la réponse est « oui », le fonds encourage à demander de sélectionner des investissements qui correspondent davantage aux « valeurs » de l’épargnant…
Jérôme Caby, Professeur des Universités, IAE Paris – Sorbonne Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.