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Dans un contexte de « dark tourism » (« tourisme noir » ou « thanatourisme », en français), les cimetières et les sépultures deviennent des destinations touristiques. La tombe de Jean-Marie Le Pen en a déjà fait les frais.
Dès le lendemain de l’enterrement de Jean-Marie Le Pen, le cimetière de la Trinité-sur-Mer était inhabituellement fermé au public, à la demande de la préfecture du Morbihan. Une camionnette de gendarmes était postée devant l’entrée du cimetière, bloquant l’accès et surveillant les badauds. Le cimetière a finalement rouvert ses portes le lundi suivant, et alors que cela n’avait jamais été le cas jusque-là, il est désormais régi par un arrêté municipal fixant des horaires d’ouverture allant de 8h30 à 17h30.
Ces précautions qui visent à réguler les visites sur la tombe de Jean-Marie Le Pen ont déjà montré leurs limites : il aura fallu moins d’un mois pour que sa tombe ne soit sérieusement vandalisée, le 31 janvier 2025.
La sépulture de Jean-Marie Le Pen est déjà un lieu de dark tourism. Or ce type de lieu nécessite des mesures de « mise en tourisme » spécifiques allant au-delà de la simple « vigilance ».
Bien que le tourisme lié à la mémoire ne soit pas un phénomène nouveau, celui plus largement lié aux sites associés à la mort semble aujourd’hui avoir le vent en poupe. Les professionnels du tourisme développent le segment et les médias s’y intéressent. Lorsqu’un lieu de catastrophe est médiatisé, certains visiteurs répondent à l’appel.
Après la sortie de la série Tchernobyl sur HBO en 2019, le nombre de visiteurs du site de la catastrophe est passé de 9 000 par an à 17 000. Après la sortie de la Liste de Schindler, en 1993, les visites d’Auschwitz-Birkenau avaient aussi augmenté de 15 %.
Sur le plan académique, ce phénomène a donné naissance aux Dark Tourism Studies au milieu des années 1990 (le terme de « dark tourism » est apparu en 1996). Ce courant de recherche définit les sites sombres comme des lieux distincts des sites de tourisme traditionnels, car la mort, le désastre ou encore la souffrance humaine constituent leur principale caractéristique et le thème majeur du lieu visité. Sept catégories de sites dark ont été identifiées :
Les lieux produisant du divertissement autour de la mort (trains fantômes, maisons hantées, etc.),
Les expositions et musées (musées de la torture, etc.),
Les donjons, oubliettes et prisons (prison d’Alcatraz, etc.),
Les lieux de repos de dépouilles (cimetières, ossuaires, etc.),
Les mémoriaux et sanctuaires (Mémorial du 11-Septembre à New York, etc.),
Les champs de bataille et lieux d’attentat (les plages du Débarquement, le Bataclan, etc.),
Les camps de concentration et lieux de génocides (Auschwitz-Birkenau, Rwanda, etc.).
Le XVIIIe siècle est marqué en France par la volonté de créer des espaces clos « respectables et respectés » afin de préserver les morts des « outrages des animaux et de la désinvolture des vivants ». Il faut donc véritablement attendre le début du XIXe siècle pour assister à la naissance du tourisme funéraire en France, imputable à une volonté postrévolutionnaire de « pacifier la mort et d’adoucir l’aspect des lieux d’inhumation ». Se rendre en tant que touriste dans un cimetière est désormais peu à peu une activité considérée comme acceptable.
Les motifs de visite d’un cimetière sont désormais nombreux : aspect remarquable des tombes, personnalité des personnes inhumées, beauté du cimetière… Il est devenu courant de voir déambuler des touristes près de sépultures, comme auprès de la tombe de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises (Haute-Marne), ou celle d’Albert Camus à Lourmarin (Vaucluse). Compte tenu de sa concentration exceptionnelle de sépultures remarquables, le cimetière du Père-Lachaise à Paris est une destination touristique majeure de la capitale. C’est même le cimetière le plus visité au monde, avec plus de trois millions et demi de visiteurs par an.
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Que cela soit pour rendre hommage à un artiste adulé, pour s’approcher au plus près de personnages majeurs de l’histoire de France ou même par simple curiosité, le fait de se rendre sur un lieu de sépulture ne soulève pas, dans la grande majorité des cas, de problématiques majeures.
Cependant, lorsqu’une personnalité compte un nombre important de « fans » et repose dans un cimetière accessible, les ennuis commencent parfois : la visite de milliers de touristes génère souvent des dégradations.
La tombe de l’écrivain Oscar Wilde, située au cimetière du Père-Lachaise et ornée d’un sphinx ailé sculpté par Jacob Epstein dans un bloc de 20 tonnes de pierre blanche, a ainsi dû être protégée en 2011 par des vitres de deux mètres de haut. Sa sépulture avait fait l’objet pendant de nombreuses années d’un rituel spécifique de la part d’admiratrices : celui de déposer un baiser au rouge à lèvres à même la pierre.
Au-delà des nuisances du tourisme de masse sur des lieux ayant vocation à préserver un certain calme, des comportements sur certaines sépultures s’avèrent plus problématiques. C’est le cas des tombes où reposent des personnalités qui attirent des touristes animés par, a minima, une curiosité malsaine ou, plus dérangeant encore, une volonté d’hommage ou d’exécration tout aussi mal venue. Les parents du petit Grégory Villemin ont, par exemple, souhaité, en 2004, récupérer la dépouille de leur enfant jusque-là enterré dans le cimetière de Lépange-sur-Vologne (Vosges) et procéder à sa crémation afin de tenter de mettre fin aux visites des curieux sur sa tombe.
Dans un tout autre registre, après avoir été refusé par l’Algérie, l’encombrant cadavre de Mohamed Merah a été discrètement enterré dans une tombe anonyme dans le cimetière de Cornebarrieu (Haute-Garonne), près de Toulouse. Un dispositif de sécurité a été mis en place pour éviter tout débordement.
Plus de 70 ans après la mort de Philippe Pétain, sa tombe attire toujours des touristes à L’Île-d’Yeu (Vendée). Ici, pas de protection particulière, faute de moyens, mais une fermeture du cimetière la nuit en été. Outre de petites dégradations récurrentes, une à deux plaintes par an pour actes de malveillances sont déposées auprès du procureur des Sables-d’Olonne.
La figure de Jean-Marie Le Pen ne laisse pas un grand nombre de personnes indifférent. Les réactions contrastées à l’annonce de sa mort ainsi que certaines scènes de liesse avec « apéro géant » pour « fêter » l’événement l’ont bien montré. Il apparaît donc probable que le cimetière de la Trinité-sur-Mer devienne une destination touristique pour ceux qui voudront jeter un œil par curiosité, pour lui rendre hommage ou manifester une dernière fois un désaccord avec ses idées.
Reste à connaître le volume de ce flux et le mode d’expression des visiteurs. Les premiers actes de vandalisme signalent déjà à la municipalité de la Trinité-sur-mer qu’il lui faut prendre en compte cette forme de tourisme et mettre en place des mesures pour une « mise en tourisme » adaptée. Quoi qu’on en pense, les « dark tourists » ne manqueront pas de se déplacer.
Sébastien Liarte, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, IAE Nancy School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.