En parlant comme les libraires, en utilisant leurs concepts et leurs valeurs, Amazon brouille tous les repères, allant jusqu’à se faire le défenseur de la loi Lang, qui visait à protéger les libraires contre les pouvoirs des mastodontes de la grande distribution.
Les faits alternatifs ne concernent pas seulement les hommes politiques. Il arrive que les entreprises y recourent avec plus ou moins de bonne foi pour défendre leurs points de vue, que ce soit dans leur communication ou en tordant le droit pour justifier des positions.. jusqu’à ce que la Justice tranche. Un des derniers exemples en date concerne Amazon, la loi du prix unique – souvent appelée du nom de son promoteur Jack Lang – et l’économie du livre… À l’occasion de la controverse sur l’application de la loi Darcos, adoptée en décembre 2021, qui prévoit un montant obligatoire de frais de port pour les commandes en ligne de livres, Amazon a saisi en juin 2023 le Conseil d’État pour contester cette disposition et notamment l’arrêté d’application de la loi.
En effet, l’article 1er de la loi Darcos instaure le principe d’un tarif payant pour les achats de livres en ligne quel que soit le site d’achat (une librairie, une plateforme, une grande surface culturelle, etc.). La livraison est par contre gratuite quand les clients viennent récupérer les livres dans un commerce de vente de livres. Après différentes consultations auprès de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) et de l’Union européenne (UE), l’arrêté d’avril 2023 a instauré le tarif de 3€ pour toute commande inférieure à 35€.
Interstices de la loi
Avec l’annonce toute récente de l’ouverture de 2 500 casiers dans toute la France pour faciliter la livraison gratuite de livres et ainsi tenter de se glisser dans les interstices de la loi, Amazon continue dans son opposition à la loi. Le géant du commerce en ligne a ainsi déplacé le combat du champ juridique vers le champ économique. Cette annonce a généré une polémique très médiatisée, illustrée par une tribune signée conjointement par plusieurs acteurs du livre dont les libraires et la Fnac à laquelle a répondu Amazon par une autre tribune dans le même quotidien national. Cette querelle s’est prolongée par une interview du dirigeant de la filiale française dans le principal magazine professionnel de la chaîne du livre, Livres Hebdo.
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Suite à la saisine de la ministre de la culture, le médiateur du livre vient de rendre un avis stipulant que la livraison est payante pour les casiers mais pourrait être gratuite si les livres sont récupérés aux caisses de supermarchés par exemple, puisque souvent les casiers sont situés aux abords de grandes surfaces commerciales.
Une bataille d’interprétations
Face à cette actualité, il semble important de mieux comprendre la stratégie d’Amazon en la matière. Car l’échange des tribunes témoigne d’une controverse qui n’est pas seulement économique et juridique. Comme l’indique un article d’Actualitté, il s’agit aussi « d’une bataille d’interprétations ».
En effet, en plus de la confrontation juridique (la saisine du Conseil d’État) et économique (la concurrence par les casiers), Amazon a également décidé de se battre dans l’arène des mots et des symboles comme l’explique un de nos articles à paraître dans la revue Communication et Management décryptant la communication d’Amazon sur cette question. Le « business model » d’Amazon est bien connu, visant à se transformer d’un site de vente pour ses clients vers une plateforme de services pour ses vendeurs, comme le montrait un article sur ce même site. On connaît moins sa stratégie de communication.
La firme américaine a pourtant développé une stratégie particulièrement offensive en la matière. La journaliste du Wall Street Journal, Dana Mattioli, montre dans son livre, comment Amazon a progressivement transformé sa politique de communication d’un mode passif vers un mode combatif. Alors qu’au début Amazon laissait faire, préférant se battre pour des parts de marché en se concentrant sur la chaîne logistique et la rapidité de livraison, depuis peu, Amazon conteste, combat, répond en développant toute une panoplie de stratégies de communication. L’affrontement et la concurrence ne sont pas seulement faits de délais, de prix, de parts de marché, mais aussi de mots et de symboles.
Un effet de malaise ?
Intéressons-nous à la façon dont Amazon intervient dans l’arène publique. À la lecture des différents textes de communication d’Amazon, qu’il s’agisse de communiqués de presse, d’articles, d’argumentaires juridiques ou de tribunes, le lecteur sera saisi d’un sentiment d’étrangeté et de malaise. « Qui parle ? », s’interroge-t-on. Car, en effet, le doute est permis, tant Amazon fait son possible pour brouiller les cartes.
La stratégie de brouillage d’Amazon repose ainsi sur trois schémas d’argumentation. Le premier levier est classique dans la communication d’entreprise : il s’agit de donner des gages de sérieux. Pour cela, Amazon convoque la science. L’entreprise multiplie dans sa communication, les chiffres et les références d’ouvrages, et va même jusqu’à financer des sondages avec l’Ifop, qui seront ensuite cités comme autant d’études indépendantes au service de son message.
L’article du dirigeant français d’Amazon dans les Annales des mines (février 2022), revue de vulgarisation scientifique, est ainsi particulièrement emblématique de cette technique : les références d’études sont multipliées, les notes de bas de page aussi, il y a pléthore de chiffres, le CNL est cité ; bref, le texte a toutes les apparences de la démarche scientifique, gage de sérieux. Comme le disait Pierre Bourdieu, « la multiplicité des signes extérieurs de la scientificité » permet à un texte de produire un effet symbolique visant à convaincre. Ici, la forme importe plus que le fond.
Phrases slogans
Deuxièmement, Amazon mobilise les causes nobles de la lecture, de l’égal accès à la culture et de la complémentarité avec les librairies. Amazon prend ainsi toutes les apparences d’un défenseur du bien public pour transcender la controverse et imposer sa vision du monde. Cette seconde stratégie s’illustre particulièrement par le choix des titres et des phrases-slogans que l’on retrouve d’ailleurs un peu partout dans les différents articles et interviews, comme des « éléments de langage » véhiculés indifféremment. Livres Hebdo reprend ainsi une phrase clef qui est déclinée de partout : « La lecture est une grande cause qui doit nous unir et non pas nous opposer. » On peut la retrouver dans toute la communication d’Amazon : dans l’article précité de 2022, dans la tribune du Monde, dans les communiqués de presse, dans l’argumentaire déposé auprès de l’Arcep ou de l’Union européenne.
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Enfin, Amazon revendique être l’héritier de la loi Lang de 1981, adoptée pour réguler le marché du livre et pour promouvoir une certaine idée de la diversité culturelle :
« En ce qui concerne la loi Lang, qui a permis aux débuts des années 1980 à tout le monde de vendre des livres, nous ne la remettons pas en cause, bien au contraire. C’est bien que la loi protège les acteurs de la filière, mais il faut qu’elle protège aussi les lecteurs […] nous continuons à promouvoir l’accès aux livres et la diversité éditoriale […] Je n’invente rien en disant qu’il faut des best-sellers pour créer de l’engouement, mais il est également important d’avoir de la diversité […] Nous sommes militants de l’apaisement et du travail commun pour faciliter l’accès aux livres »,
dira ainsi encore une fois le DG d’Amazon.
« Captation d’héritage » ?
Tout comme les parlementaires qui ont voté à l’unanimité la loi Darcos en 2021, en commémorant les 40 ans de la loi Lang. Tout comme les libraires indépendants, pour qui la loi de 1981 est un édifice sacré. L’article de 2022, la tribune de décembre 2024 et l’interview de 2025 dans Livres Hebdo reprennent chaque fois le même argumentaire et cette référence à l’héritage de 1981. Ce choix est particulièrement troublant quand on connaît l’attachement des libraires et des éditeurs indépendants à la loi de 1981 qui visait justement à sortir l’économie du livre du tout-marché pour protéger une certaine idée de la bibliodiversité, c’est-à-dire de la diversité culturelle.
Ce ne sont là que quelques exemples d’une stratégie de communication déployée à grande échelle sur tous les supports pour répéter les mêmes éléments de langage, convaincre et promouvoir une vision de la consommation, une vision du monde. Nous pourrions multiplier à l’envi les exemples qui abondent en ce sens.
Mais les mots et les valeurs invoqués par Amazon sont ainsi, à quelque chose près, les mêmes que ceux utilisés par les libraires et par le Parlement quand on examine les travaux parlementaires de la loi Darcos. Ce n’est pas un hasard. La manœuvre est en réalité subtile.
En tordant le sens des mots, en détournant le langage à son avantage, Amazon mobilise une technique bien connue de la post-vérité : abolir le sens et brouiller les repères. Puisque tous les mots sont les mêmes, il n’y a plus de carte pour s’y retrouver. Et si tout se vaut, alors la spécificité de ce qui fait la librairie, ses critères distinctifs, sa stratégie de différenciation, disparaîtront dans le brouillard amazonien. Ce brouillage est bien le fait d’une stratégie de communication.
Ne nous y trompons pas, les enjeux sont importants. D’un côté, la loi Darcos est une première en Europe et pourrait bien donner des idées à d’autres pays voulant contrecarrer le pouvoir des Gafam et notamment d’Amazon. La France est loin d’être le seul pays européen à tenter d’encadrer l’économie du livre : l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie ont également instauré des régulations publiques contraignantes.
D’un autre côté, cette véritable guerre des mots et des symboles peut aussi se comprendre comme une stratégie visant à redorer l’image ternie d’Amazon, à retrouver une forme de légitimité face aux critiques sur les conditions de travail dans ses entrepôts et sa stratégie d’évasion fiscale, comme l’ont montré des journalistes et des chercheurs depuis longtemps déjà.
Derrière l’affaire des casiers, c’est donc bien plus qu’une simple et anodine controverse juridique sur des frais de port qui se joue devant nous, à coup de tribunes, de communiqués de presse et de symboles brandis. En s’attaquant par les mots à l’édifice de 1981 censé justement protéger les mots, Amazon vise encore à déstabiliser l’écosystème du livre que la France a progressivement construit à l’aide de politiques publiques.
En déplaçant le champ de bataille vers l’arène des mots et des symboles, Amazon poursuit sa stratégie visant à contourner le dispositif de 1981 instauré pour défendre un réseau de libraires et d’éditeurs indépendants et soutenir les livres de création. Le combat des mots n’est pas neutre. Plus qu’une question de frais de port, c’est une vision de société qui est en jeu.
David Piovesan, Maître de conférences HDR en sciences de gestion, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.