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Jeux vidéo, films, réseaux sociaux : la propagande russe tout-terrain – The Conversation

Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School, Le 15 Janvier 2025

Le jeu « Best in Hell », tiré du film éponyme qui narre les « exploits » en Ukraine des mercenaires de la compagnie militaire privée Wagner, et dont l’action se déroule dans la ville de Popasnaya, dans la « République populaire de Lougansk », au printemps 2022, invite les joueurs à se mettre à la place des militaires russes.

On connaissait les opérations de désinformation téléguidées par Moscou sur les réseaux sociaux traditionnels. Dernièrement, ces opérations se déploient via différents autres supports, comme BlueSky, cette plate-forme où se retrouvent de plus en plus d’utilisateurs ayant décidé de quitter X, par rejet d’Elon Musk, ou encore dans des films et des jeux vidéo.


Alors que Kiev fêtait pour la première fois Noël en décembre comme les Européens et non le 7 janvier comme Moscou, le Kremlin intensifiait ses bombardements à l’occasion des fêtes de fin d’année et du passage à l’an 2025. Mais si les combats continuent de faire rage sur le terrain, que ce soit dans le Donbass ukrainien où la Russie grignote du territoire, ou dans la poche de Koursk en Russie, le caractère hybride de la guerre ne cesse également de se confirmer.

En effet, outre les récentes atteintes visant des câbles sous-marins en mer Baltique dont la Russie est suspectée d’être à l’origine, la guerre informationnelle se poursuit, mêlant vieilles méthodes et déploiement sur de nouveaux terrains, notamment le secteur des jeux vidéo mais aussi BlueSky, réseau dont le nombre d’adhérents augmente constamment à mesure que beaucoup quittent X pour ne pas subir la nouvelle politique de la plate-forme impulsée par son célèbre patron, Elon Musk.

La guerre informationnelle toujours plus prégnante

En avril 2024, l’OTAN publiait un rapport portant sur la guerre dite « hybride » menée par la Russie, rapport qui était suivi d’un autre réalisé par la Commission Helsinki (CSCE), laquelle annonçait avoir cartographié, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, près de 150 opérations hybrides sur le territoire de l’OTAN, probablement impulsées par Moscou.

Si ce rapport ne se limite pas aux opérations informationnelles, qui ne sont qu’un des aspects de la guerre menée par le Kremlin (y sont aussi citées l’instrumentalisation des crises migratoires, ainsi que les attaques ou tentatives d’attaques sur des infrastructures critiques), on a pu observer que le volet informationnel est resté très actif. Outre l’opération Döppelganger, une pression très forte a été mise en place à l’occasion des Jeux olympiques de Paris, notamment repérée et détaillée par le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum).

Ces actions se sont parfois inscrites dans le temps long. Un an avant le début des Jeux, l’opération « Olympics has Fallen » mobilisait des deepfakes de l’acteur Tom Cruise pour augmenter la viralité et l’impact des vidéos, ainsi que des montages photo censés reprendre les réseaux sociaux d’autres stars. Des acteurs célèbres ont également été piégés : croyant délivrer un message à des fans, ils ont en réalité été utilisés par des agents pro-russes qui ont diffusé des vidéos où ces stars lisaient un texte en russe dont ils ne comprenaient visiblement pas le sens, mais qui comportait un message politique hostile à Maia Sandu, alors présidente sortante de la Moldavie et candidate à sa réélection.

Capture d’écran d’une vidéo montrant l’actrice Lindsey Lohan appelant à renverser Maia Sandu. Le texte en russe sur fond rouge, destiné avant tout aux russophones de Moldavie, dit : « Les stars d’Hollywood appellent à faire chuter Sandu. » RFERL

On a également vu se multiplier les actions opportunistes capitalisant sur un contexte perturbé préexistant. C’est ainsi qu’ont vu le jour des opérations mêlant reprises sur les réseaux sociaux à travers des réseaux de sites Internet, comme Portal Kombat, composé de plus de 193 sites, et actions menées dans le monde réel. On pense, par exemple, à l’affaire des étoiles de David à Paris qui visait à profiter des tensions entre communautés en France consécutives au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël. Parallèlement, des opérations d’ingérence étaient mises en œuvre dans des pays d’Europe de l’Est comme la Moldavie ou la Roumanie, fortement ciblées par les actions russes à l’approche d’élections.

Pour autant, d’autres plates-formes et méthodes sont de plus en plus employées, certaines mobilisant l’intelligence artificielle.

Deepfakes, faux profils et autres sites téléguidés

On connaissait la création de deepfakes grâce à l’usage de réseaux adverses génératifs ; dernièrement, on a pu noter une modification dans la nature de l’usage des IA dans les opérations d’influence.

En effet, si des deepfakes visent toujours à créer de fausses informations ou à atteindre la réputation de personnes publiques, on note une modification avec un usage croissant visant à produire des contenus humoristiques tournant en ridicule certaines personnes ou situations ce qui, dès lors, ne revêt plus un caractère de désinformation au sens strict. Cette modification s’est accompagnée d’une diffusion de vérités partielles, plus difficile à démystifier que des fausses nouvelles classiques. On a ainsi pu voir et entendre des morceaux de phrases coupées et permettant une analyse tronquée de leur sens initial.

Enfin, une autre approche, qui s’ajoute à la génération d’images pour habiller de faux profils sur les réseaux sociaux, utilise les capacités des IA génératives pour créer du texte, que ce soit ex nihilo ou en reprenant des articles diffusés dans des médias traditionnels pour en changer les faits et le ton. Cette méthode avait été largement utilisée dans Döppelganger, avant qu’on observe la création de sites montés par des IA et alimentés par ces dernières.

Bien que l’attribution de ces créations reste délicate, certains de ces sites, qui peuvent régulièrement diffuser des contenus relativement objectifs, promouvront également de façon récurrente des positions particulièrement alignées avec les intérêts de Moscou. Cette approche avait pu être observée dans un autre cas, lorsque le site aujourd’hui fermé Global Village Space avait diffusé une fausse information faisant état du suicide du prétendu psychologue de Benyamin Nétanyahou. Cette tendance bénéficie de la rapidité de la production des contenus et du fait que l’usage de l’IA est d’un coût limité ; dès lors, la désinformation gagne en rapidité de production.

Des films et des jeux vidéo

La création de films et de dessins animés de propagande n’est pas un phénomène totalement nouveau. On se souvient notamment des productions réalisées par la société de production Aurum, basée à Saint-Pétersbourg, qui faisait partie de la galaxie de feu Evguéni Prigojine, et qui a notamment diffusé en Centrafrique, en 2019, le dessin animé « Lion Bear » consacré à l’amitié entre le lion africain et l’ours russe ; puis en 2021, dans le monde entier, les films « Le Touriste » et « Granit » ; ou encore « Soleil ardent », censé se dérouler dans la région de Lougansk (dans le Donbass), qui prétend que Kiev aurait tenté d’éradiquer les populations locales en 2014.

En 2024, le long-métrage « Le témoin » retrace l’histoire d’un violoniste belge qui, à la suite à un voyage à Kiev, assiste à des crimes commis par des nationalistes ukrainiens dans le village de Semidveri et décide alors de rétablir la vérité en reprenant nombre de narratifs déployés par le Kremlin depuis 2014. Le film, diffusé en Russie a également été présenté en Italie, ciblant donc une audience européenne, certes sans rencontrer de succès au box-office.

Par ailleurs, on a vu apparaître des jeux vidéo comme « Best in Hell », (inspiré du film du même nom datant de 2022) où les joueurs sont invités à se mettre à la place des soldats russes en action en Ukraine.

Bande-annonce du jeu « Best in Hell »

Cette approche peut prendre différentes formes. En Afrique, on a pu observer l’émergence en juillet 2024 d’une nouvelle version du jeu vidéo populaire « Hearts of Iron IV », baptisée « African Dawn », qui a été poussée par African Initiative, une structure connue pour ses liens avec le Kremlin. African Initiative a notamment mobilisé le streamer russe Grisha Putin pour assurer la promotion de ce jeu qui s’articule autour du Burkina Faso, du Mali et du Niger, un trio d’États s’étant récemment rapprochés de la Russie au détriment de la France. Les joueurs peuvent choisir entre « créer une confédération sahélienne souveraine ou ramener les pays à leur passé colonial ».

Autre vecteur d’approche des « gamers » : les chats qui fonctionnent tandis que les joueurs jouent sont également utilisés comme des vecteurs de diffusion de l’influence du Kremlin.

Outre ces lancements, des jeux comme les célèbres Minecraft, World of Tanks, et Roblox ont également été instrumentalisés. Dans Minecraft, des « opérations militaires » réelles menées par les forces russes pendant la guerre avec l’Ukraine, notamment les affrontements autour de Bakhmout, ou la « libération » de Marioupol, ont été recréées avec une relative minutie. Le public ciblé est ici particulièrement jeune : 67 % des joueurs de Roblox ont moins de 16 ans, et 25 % ont moins de 9 ans.

Matriochka arrive sur BlueSky

L’adaptation aux nouvelles plates-formes s’observe également sur les réseaux sociaux. Les actions menées sur les géants de la catégorie comme Facebook, TikTok ou X sont bien connues. C’est entre autres pour échapper à cette prolifération, mais aussi par non-alignement avec la nouvelle politique de la plate-forme d’Elon Musk, que nombre d’utilisateurs ont migré vers d’autres réseaux, parmi lesquels BlueSky.

Il semble que cette migration n’ait pas réussi à semer les acteurs de l’influence russe. En effet, botblocker, aussi connu sous le nom de antibot4navalny, un réseau traquant les opérations d’influence russes, a annoncé avoir retrouvé sur la plate-forme la trace du système dit « Matriochka » (poupée russe). Cette annonce a été corroborée par Eliot Higgins, le fondateur de Bellingcat, une ONG regroupant des enquêteurs en ligne spécialisés dans la vérification des faits. Ce dernier a diffusé sur son fil BlueSky une vidéo, également publiée sur X, qui correspondait aux critères de fonctionnement de Matriochka.

Pour mémoire, ces opérations Matriochka sont composées de deux phases distinctes qui mêle usurpation d’identité et usage de deepfakes. Dans un premier temps, la vidéo montre une personne réelle jouissant d’une légitimité et d’une expertise spécifique, qui évoque un sujet quelconque. Puis, dans la seconde phase, la vidéo se transforme : l’auteur disparaît et des images apparaissent accompagnées, par la voix off de l’auteur supposé… qui reprendra ou soutiendra les narratifs russes hostiles à l’Ukraine et/ou à l’Occident. Dans cette étape, la voix de la personne dont l’identité est utilisée à son insu est en réalité un deepfake audio. Or nombre de ces vidéos sont apparues simultanément sur BlueSky et sur le réseau X, montrant la coordination et l’intégration de BlueSky dans les stratégies de désinformation.

Ces nouvelles adaptations révèlent que la conflictualité hors du théâtre de guerre est une réalité de plus en plus prégnante. En outre, cette nouvelle forme d’affrontement n’hésite pas à travailler les publics les plus jeunes, participant ainsi à façonner les perceptions dans le temps long en obtenant un enracinement profond de croyances qui deviennent ainsi de plus en plus répandues. Il est important de réaliser que, quel que soit le positionnement initial des plates-formes, aucune d’entre elles ne pourra totalement échapper à ce type de pénétration. La prudence et la vigilance restent de mise : nul n’est plus fragile que celui qui se croit inatteignable ou qui ne se considère pas comme une cible.

Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris – Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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