Experts en Management
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« Entreprise zombie », le nom peut faire sourire, tant les deux termes semblent a priori ne rien avoir à faire ensemble. Il s’agit pourtant d’un sujet très sérieux, car ces entreprises font peser de vrais risques sur l’économie. Ce phénomène souterrain gagnerait à être mieux connu et ces entreprises à être mieux détectées par le système bancaire et financier.
Les « entreprises zombies » sont un peu comme des patients sous perfusion : elles survivent grâce à des prêts ou des aides extérieures, mais ne sont pas vraiment viables sur le plan économique. L’OCDE les définit comme des entreprises de plus de dix ans qui, durant les trois années précédentes, ont davantage dépensé pour rembourser leurs dettes qu’elles n’ont réalisé d’excédent brut d’exploitation (c’est ce qui se dégage de l’activité normale de l’entreprise). Les entreprises zombies partagent plusieurs caractéristiques communes : manque de rentabilité, difficulté à se restructurer et à innover mais aussi difficulté pour les repérer. Elles parviennent en effet souvent à rembourser leurs échéances, masquant leur insolvabilité.
La définition de l’OCDE paraît donner un cadre comptable clair. Néanmoins, elle ne prédit rien de l’avenir des firmes concernées. D’après une analyse de la Banque de France, 40 % des entreprises devenues zombies en 2010 étaient redevenues viables trois ans après, tandis que seules 30 % ont été placées en liquidation judiciaire. L’affaire Carillion au Royaume-Uni illustre les risques liés à la complexité croissante des normes comptables, avec une entreprise du BTP qui a utilisé des pratiques agressives pour masquer sa situation financière avant de s’effondrer en 2018. De même, le cas Wirecard qui a secoué l’Allemagne en juin 2020 a montré comment une entreprise peut manipuler son image financière pour attirer des investissements tout en étant en réalité insolvable.
Difficiles à repérer, les véritables zombies représentent pourtant un enjeu majeur pour nos économies.
Le concept a été utilisé pour la première fois en 2008 par un trio de chercheurs qui étudiaient le Japon des années 1990, après l’éclatement de la bulle financière. On considère que c’est celle-ci qui a mis fin au « miracle économique japonais » et au spectaculaire redressement d’une économie nippone en ruine au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À ce moment-là, beaucoup d’entreprises japonaises, qui normalement auraient dû faire faillite, ont survécu grâce au soutien massif des banques et à un contexte favorable de taux d’intérêt très bas. Ce soutien a eu un effet pervers : il a contribué à la « décennie perdue » du Japon, une période de stagnation économique malgré les efforts de relance.
En France, le terme a trouvé une certaine popularité au sortir de la pandémie et de la politique du « quoi qu’il coûte » qui a vu se déployer à grande échelle des prêts garantis par l’État (PGE) pour près de 140 milliards d’euros. C’est 10 % du total prêté aux entreprises entre mars 2020 et juin 2022, l’État garantissant entre 70 et 90 % de cette enveloppe. Le maintien de taux d’intérêt historiquement bas par la BCE et le desserrement des conditions d’accès au crédit autorisées par les banques commerciales ont permis à de nombreuses entreprises de survivre malgré une rentabilité faible, voire négative, et un niveau d’endettement déjà élevé.
Des études ont montré qu’un ralentissement de la productivité au sortir de la crise sanitaire pourrait être lié en partie à une augmentation significative des entreprises zombies qui auraient fait faillite dans un contexte plus normal. En France, le taux de défaillance des entreprises a en effet fortement baissé entre avril 2020 et décembre 2021, atteignant des niveaux historiquement bas, de moitié inférieurs à ce que l’on observait avant la crise : moins de 30 000 défaillances pour une moyenne proche de 60 000 entre 2010 et 2019.
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La survie des entreprises zombies a plus généralement des conséquences négatives sur l’allocation des ressources au sein de l’économie. Ces entreprises mobilisent des ressources économiques importantes en capital comme en main-d’œuvre qui pourraient être mieux utilisées par des entreprises plus innovantes et rentables. Cela conduit à une inefficacité globale du marché : les facteurs de production ne sont pas alloués aux investissements les plus productifs, limitant ainsi le potentiel de croissance économique.
Ces entreprises peuvent aussi distordre les marchés en maintenant des prix artificiellement bas empêchant des concurrents plus efficaces de prospérer. Dans la lignée des travaux de Schumpeter sur la « destruction créatrice », de nombreuses études montrent que les secteurs d’activité où les entreprises en difficulté sont rapidement liquidées favorisent la création et la croissance d’entreprises innovantes. Sur le plan social enfin, les entreprises zombies contribuent à la précarité de l’emploi empêchant les salariés de se tourner vers des secteurs plus dynamiques.
Pour les identifier, l’analyse des flux de trésorerie disponibles permet parfois de distinguer celles qui génèrent des liquidités réelles de celles qui manipulent leur bilan pour masquer leur faible rentabilité. Plusieurs scores et ratios ont ainsi été imaginés comme le Score Z d’Altman. L’analyse du management et de la gouvernance d’entreprise peut aussi s’avérer utile : une entreprise avec un management transparent, une stratégie claire d’allocation du capital et une gouvernance solide est davantage susceptible de surperformer à long terme, même dans un environnement économique difficile et concurrentiel. Amazon, par exemple, malgré des marges initialement faibles, a su suivre le chemin d’une croissance rentable en réinvestissant systématiquement ses profits dans l’expansion de ses capacités logistiques et technologiques. Cela lui a permis de dominer plusieurs marchés à l’échelle mondiale.
Outre la vigilance des investisseurs, des réformes structurelles semblent aussi nécessaires pour éviter la prolifération des entreprises zombies. Une première réforme pourrait concerner le système financier, en imposant des critères plus stricts pour les prêts à risque, réduisant ainsi le soutien « abusif » aux entreprises non rentables. Les politiques industrielles pourraient également être repensées pour favoriser des industries plus compétitives, en offrant, par exemple, des incitations fiscales et un soutien à l’innovation.
Enfin, accepter l’échec entrepreneurial dans un parcours entrepreneurial normal aiderait à créer un environnement où les entreprises en difficulté sont rapidement restructurées ou liquidées, ce qui libérerait des ressources pour des projets plus prometteurs. Programmes éducatifs, soutien renforcé aux entrepreneurs, harmonisation au niveau européen de la réglementation sur les faillites semblent autant de pistes de travail.
Stéphane Bellanger, Maître de Conférences associé, IAE Paris – Sorbonne Business School et Jean-Etienne Palard, Maître de Conférences en Sciences de Gestion – IAE Bordeaux / Senior Partner – Kickston, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.