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Derrière la déforestation d’aujourd’hui, le spectre de la colonisation et de sa gestion – The Conversation

Justine Loizeau, Aalto University; Antoine Fabre, Université Paris Dauphine – PSL; Clément Boyer, Université Paris Dauphine – PSL et Pierre Labardin, IAE La Rochelle – Le 8 Janvier 2025

Des hévéas en 1913 en Asie du Sud-Est. W. F. de Bois Maclaren, « The Rubber Tree Book ».

Bornéo, Amazonie, bassin du Congo… Les grandes forêts primaires qu’il nous reste sont toujours menacées par la déforestation. Une pratique néfaste qui a bien souvent des origines coloniales.


La moitié des forêts de la planète a été détruite au cours du XXème siècle. Trois régions du monde ont été particulièrement ravagées : l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Ouest, et l’Asie du Sud-Est. Et le phénomène s’aggrave, tant et si bien que le parlement européen a voté en 2022 l’interdiction de l’importation de chocolat, café, huile de palme ou caoutchouc issus de la déforestation.

Une dépendance aux matières premières qui n’est pas nouvelle

Des produits au cœur de nos économies et modes de consommation. Le cas du caoutchouc est emblématique. Sans lui, pas de pneu, donc pas de voiture, ni de vélo, ni même de joints d’étanchéité ou de câbles de communications sous-marins. Sa production industrielle est dépendante de l’extraction du latex, une substance naturelle produite par les arbres à caoutchouc, dont l’hévéa. Ainsi, sous la pression des entreprises et des États, Bruxelles a annoncé en octobre 2024 le report d’un an de sa loi.

Cette dépendance à l’industrie au caoutchouc n’est pas nouvelle. C’est une ressource qui a été au cœur de la seconde révolution industrielle, avec notamment le développement de l’automobile, mais aussi de nouvelles méthodes de management. Si cette histoire est souvent racontée depuis les usines, en nommant les apports Taylor ou Ford, et leur application chez des industriels emblématiques comme Michelin, les racines coloniales en sont moins connues.

En effet, le caoutchouc, comme les autres ressources mentionnées plus haut, ont été et sont toujours majoritairement produites dans les territoires des empires coloniaux. Il s’agit même majoritairement de pays où cet arbre ne pousse pas à l’origine. Des graines d’hévéas d’Amérique du Sud, où on y extrayait déjà le latex par la cueillette, ont été transportées par les colons dans les empires pour y développer des plantations. En particulier, l’empire colonial français qui s’étendait en Afrique ainsi qu’en Asie du Sud-Est a connu une extension des plantations d’hévéas aux dépens de la forêt primaire. Des milliers d’hectares de forêts primaires sont ainsi remplacés par des monocultures d’hévéas.

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Ford en Amazonie, Michelin en Indochine

Ce mode de gestion est préféré car il permet une extraction à moindre coût du point de vue du colon. Henry Ford négocie par exemple un accord avec le gouvernement brésilien lui allouant en 1928 une concession de 10 000 km2 de terres et surfaces forestières pour bâtir Fordlandia, où doivent être produites le caoutchouc nécessaire à ses usines. Utopie industrielle au milieu de l’Amazonie, ce projet s’est soldé par un échec en raison de la résistance des autochtones et d’un champignon qui ruine les plantations.

Reportage en anglais de Business Insider sur l’immense fiasco que fut Fordlandia.

Sur le même modèle, Michelin investit dès 1917 des plantations dans l’actuel Vietnam.

Le modèle de la plantation, et le développement de nouvelles méthodes de management pour les gérer, permet d’abaisser les coûts de production de l’hévéa et d’accélérer la diffusion du caoutchouc. Ces manières d’organiser la production se diffusent dans les empires anglais, hollandais et français et s’imposent au début du XXe siècle en Asie du Sud-Est au détriment des forêts primaires.

La taylorisation du travail des humains et de la nature

Les plantations du caoutchouc résultent de l’application du taylorisme, non seulement aux travailleurs humains, en particulier aux colonisés, mais aussi à la nature. Les humains et les arbres sont soumis à une organisation dite « scientifique » du travail. Dans notre article de recherche « L’arbre qui gâche la forêt » publié dans la Revue française de gestion en 2024, nous avons étudié une série d’archives : un corpus de presse varié sur la période 1900-1950 qui comprend des quotidiens d’audiences nationales, locales ou coloniales ou thématiques (scientifiques, culturels, etc.). Nous montrons que ce type d’organisation repose sur une sous-évaluation comptable du travail des populations autochtones et de la nature ; sous-évaluation s’incarnant dans la métrique du prix de revient, c’est-à-dire, le coût total de la production et de la distribution), et dans la préoccupation partagée de le voir baisser : « en fin de compte c’est surtout du prix de revient que doit dépendre le sort des caoutchouc », peut-on par exemple lire dans le quotidien L’Information financière, économique et politique du 1er février 1914.

Concernant les humains, les coolies asiatiques et les seringueros brésiliens sont considérés comme un réservoir de main-d’œuvre à faible coût, sans que leurs conditions de travail ne soient évoquées et en dépit d’une mortalité très élevée. Le « coolie » est un terme colonial désignant les travailleurs et travailleuses agricoles d’origine asiatique, tandis que celui de « seringueros » désigne ceux des exploitations d’hévéas en Amérique du Sud.

« Il y a d’ailleurs en Extrême-Orient des réservoirs de main-d’œuvre (île de Java, Indes anglaises), qui alimentent les plantations en ouvriers, lesquels, sans être des plus robustes, donnent un travail régulier à un prix de revient très avantageux. » (L’Information financière, économique et politique, 11 novembre 1922).

Pour les arbres, seuls les coûts de la plantation sont considérés, passant sous silence les coûts humains et écologiques de la destruction des forêts primaires.

« La première année, il faudra dépenser quelque 237 francs pour le déboisement proprement dit ; puis la plantation, avec jalonnage […] et sarclage, représentera une dépense de 356 francs. […] Pour les années suivantes, il n’y a plus qu’à̀ envisager les frais d’entretien, nettoyage, taille, soins, fourniture de tuteurs, remplacement, etc. On arrivera de la sorte à une dépense de 1250 francs pour les cinq premières années. » (L’Information financière, économique et politique, 31 janvier 1912).

La « cheapisation » du vivant

L’attention concentrée sur le prix de revient conduit à une uniformisation des pratiques de gestion en s’alignant sur les moins coûteuses, au prix d’une exploitation toujours plus intense des travailleurs humains et non humains. Autrement dit, ces hypothèses de construction des métriques comptables et la circulation de ces métriques jouent un rôle dans la cheapisation du travail des êtres humains et non humains. Nous empruntons le concept de_ cheapisation_ à l’historien de l’environnement Jason W. Moore. Selon lui, le développement du capitalisme est en effet marqué par une « cheapisation de la Nature » qui inclut au sein des circuits de production et de consommation capitalistes des humains et des non humains dont le travail n’a pas au départ de valeur marchande. Le vivant est ainsi transformé en marchandise ou en facteur de production, à travers la mise au travail d’« animaux, sols, forêts et toutes sortes de nature extra-humaine ».

Pourquoi faut-il rappeler ce passé colonial ?

Notons que ces modes de gestion des populations et la nature perdurent aujourd’hui. Nombreuses sont les industries qui reposent encore sur l’extraction dans les pays des Sud d’une ressource naturelle à faible coût et en quantité importante. Le caoutchouc n’est évidemment pas la seule ressource dont l’exploitation remonte à la révolution industrielle : l’huile de palme, le sucre, le café ou le cacao ont aussi eu, et ont toujours, un impact sur les forêts du Sud Global et reposent sur du travail de locaux. L’exploitation de ces ressources sont également bien souvent le fruit de l’histoire coloniale. Ainsi, c’est le français Henri Fauconnier qui fit venir en 1911 en Malaisie les premières graines de palmiers à huile, une plante originaire d’Afrique. Plus d’un siècle plus tard, le pays reste un des premiers producteur d’huile de palme, ressource en grande partie responsable de la déforestation des forêts primaires.

Au-delà du seul cas du caoutchouc donc, c’est le lien entre la recherche d’un profit dans des territoires anciennement colonisés, la destruction de l’environnement et l’exploitation des populations locales que nous questionnons à deux niveaux. Non seulement des forêts primaires sont détruites pour nourrir des profits à court terme, mais l’accoutumance à ce mode de gestion de l’environnement est aussi une construction historique. Nous devons garder ce point en tête lorsque nous regardons les actualités dans des pays avec un passé colonial. Que ce soient les enjeux de préservation de la forêt amazonienne, d’empoisonnement des sols et des corps humains avec le chlordécone dans les Antilles, ou encore d’implantation d’un pipeline en Ouganda, nous devons prendre du recul. Quelles sont les responsabilités historiques ? Quels liens existe-t-il entre création d’activités économiques ici, et exploitation des écosystèmes et des populations locales là-bas ? Quel rôle des théories et outils de gestion dans la matérialisation ou la reproduction de ces situations d’exploitation ?

À l’heure où l’urgence écologique et sociale est sans cesse invoquée pour appeler à la transformation des pratiques de gestion et des modèles d’affaires, l’exemple du caoutchouc nous invite à tenir compte de la matrice coloniale des pratiques managériales et des responsabilités historiques occidentales qui ont conduit à cette même urgence.

Et s’il s’agit de se tourner demain vers d’autres formes de gestion, qui est légitime pour décider comment opérer ce changement ? Les anciens colonisateurs sont-ils les mieux placés pour définir la voie à suivre ? La connaissance de l’histoire coloniale, nous inviterait elle plutôt à reconnaître la valeur des savoirs et des pratiques de ceux et celles qui ont été, et restent les premiers concernés.

Justine Loizeau, Postdoctoral research fellow in sustainability and organization, Aalto University; Antoine Fabre, Maitre de Conférences en Sciences de Gestion, Université Paris Dauphine – PSL; Clément Boyer, Doctorant à la Chaire Comptabilité Écologique, Université Paris Dauphine – PSL et Pierre Labardin, Professeur des Universités, IAE La Rochelle

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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