Experts en Management
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Jérôme Méric, IAE de Poitiers et Henri Zimnovitch, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) – Le 4 Décembre 2023
Les images spectaculaires de décharges de friperie au Ghana posent la question de la pertinence de collecter dans les pays riches nos vêtements usagés pour les expédier en Afrique. Certains pays, comme l’Ouganda et le Rwanda, ont d’ailleurs interdit leur importation.
Dans le cas de l’interdiction d’un médicament, on tient compte de la différence entre coûts et bénéfices. Or, pour ce qui est de la friperie, l’exportation reste essentielle à l’économie circulaire du textile en Afrique. Les vêtements usagés font en effet vivre une partie de la population et fournissent de l’habillement pour les plus démunis.
Dans une tribune intitulée « L’économie circulaire doit s’imposer comme le modèle de référence du secteur de l’habillement » publiée dans Le Monde le 4 novembre dernier, Maud Hardy, responsable de l’éco-organisme français Refashion, plaide ainsi pour un encadrement réglementaire des exportations.
Avant d’en arriver là, il faudrait s’assurer que la « main invisible du marché » ne peut le réguler de façon satisfaisante et, dans la négative, comment une intervention attentive et bienveillante des pouvoirs publics pourrait contribuer à son meilleur fonctionnement. Auquel cas, l’autrice préconise une co-construction des outils de contrôle avec les différents acteurs, dans un cadre européen. Une méthode qui peut réussir.
Par ailleurs, l’autrice envisage deux autres voies possibles pour faire baisser les quantités de vêtements exportés :
que l’industrie développe des procédés pour leur recyclage en France,
que les consommateurs français se montrent plus sobres dans leurs achats.
Sans traiter spécifiquement du secteur textile, ces questions ont été abordées lors de colloques qui se sont tenus au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et ont donné lieu à des dossiers parus dans la revue Entreprise et société intitulés « Pour une histoire managériale de la désindustrialisation » et « Les entreprises à l’épreuve de la sobriété : enjeux et conditions de mise en œuvre ». Il en ressort notamment que ces pistes restent délicates à concrétiser.
Une voie pour faire baisser les quantités de textile exporté passe par le redévelopper une industrie du recyclage en France. Castres et Mazamet (Tarn) accueillaient, encore dans les années 1980, une importante industrie d’effilochage, de cardage et de tissage des chiffons de laine qui rivalisait avec celle de l’Italie et de l’Inde. Ces activités ont pour ainsi dire disparu, en raison notamment des mesures prises par les autorités, qui n’acceptent aujourd’hui que les produits en laine vierge dans les commandes publiques.
On aimerait croire au succès des efforts du gouvernement actuel pour relocaliser, comme le souhaite par exemple le rapport pour le Haut Commissariat au Plan de Laurent Cappelletti, professeur au CNAM. Cependant, la route paraît étroite…
L’industrie de la récupération textile n’a cessé d’innover et de développer de nouveaux débouchés pour le chiffon, notamment comme matériau pour l’isolation. L’Institut Textile de France (fusionné aujourd’hui dans un Institut français du textile et de l’habillement) avait ainsi lancé des recherches afin de créer de nouveaux débouchés pour les textiles usagés. Faute de perspective rentable, aucune ne se concrétisa par des applications industrielles.
Cependant, dans le textile, plus qu’ailleurs, l’expression « vingt fois sur le métier se remettre à l’ouvrage » est à l’honneur. Les efforts de recherche doivent donc être poursuivis, d’autant qu’il existe des pistes prometteuses. Par exemple : l’automatisation du tri (qui reste aujourd’hui effectué manuellement) ou encore la mise au point de nouveaux produits, à l’instar de la Métisse, une gamme d’isolation thermique et acoustique pour le bâtiment fabriquée à partir de vêtements en coton par Le Relais (principale entreprise de collecte et de tri de vêtements en France).
Pour réduire la quantité des déchets textiles, dans le cadre de la récente loi anti-gaspillage, Refashion va en outre mettre un dispositif en place à partir du 1er janvier 2024 pour inciter les Français à rapiécer, raccommoder leurs vêtements plutôt que de les jeter.
Il reste à vaincre les réticences des retoucheurs et autres artisans qui, pour faire bénéficier leurs clients d’une remise, auront à se charger d’une nouvelle tâche administrative. Refashion lance d’ailleurs une campagne de communication à ce sujet. Si cette mesure peut paraître modeste, on aurait tort de ne pas la prendre au sérieux. Outre son intérêt écologique direct, elle participera à éduquer les consommateurs à moins jeter. Un pas vers la sobriété, dans l’esprit du « colibri » cher au philosophe Pierre Rhabi qui insistait sur la nécessité de ces petites initiatives…
Maud Hardy dans sa tribune préconise ainsi un allongement de la durée de vie des vêtements que les fabricants de textile produisent. Lors d’un colloque qui s’est tenu au CNAM en avril dernier, des dirigeants d’entreprise, des scientifiques, des hauts fonctionnaires et autres parties prenantes ont réfléchi sur « les entreprises à l’épreuve de la sobriété ». Celles du textile n’ont pas été spécialement visées (des invitations avaient été lancées mais ont été déclinées) mais ce secteur très polluant_ _est particulièrement concerné.
Antoine Frérot, le président-directeur général de Veolia, a rappelé que « le bon management est un management sobre en ressources humaines ou environnementales ». Pourquoi les dirigeants des entreprises textiles, dits les « metteurs sur le marché » dans le jargon du recyclage, qui financent Refashion, ne partageraient-ils pas cette philosophie ?
Une autre piste a été présentée par une équipe de chercheurs qui montrent que manager la sobriété à partir du système comptable classique invisibilise de nombreux éléments de l’organisation et proposent une méthode pour répondre à la question des coûts cachés.
La directrice de Refashion dans son article du Monde lance un appel à la responsabilité des citoyens afin qu’ils se convertissent à une consommation plus sobre. S’agit-il d’un vœu pieux ? Valérie Guillard, professeur en marketing à l’université Paris-Dauphine, dans une des tables rondes qui se sont tenues lors du colloque sur « Les entreprises à l’épreuve de la sobriété », a pointé la difficulté voire l’impossibilité de concilier le souhait des consommateurs, qui désirent des biens respectueux de l’environnement et de l’humain, à faire leurs achats de manière conforme à leur conscience, mais… pas cher.
Autant de questions qui renvoient à « La sobriété et ses contradictions », ce qui sera le thème du débat entre le philosophe, André Comte-Sponville, et l’ancien Commissaire au Plan, Jean-Baptiste de Foucauld, qu’organisent au CNAM, le 23 janvier prochain, le think tank « Pacte civique » et le Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action (Lirsa).
Jérôme Méric, Rédacteur en chef de la revue Entreprise et société, professeur spécialisé en contrôle de gestion et en gestion financière, IAE de Poitiers et Henri Zimnovitch, professeur de sciences de gestion, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.